
Des mots à l’image, à l’image des mots
Le feuilleton radiophonique est l’ancêtre de la série tv. Une fiction dictée par les mots qui a investi la boîte à image qu’est la télévision. De cet héritage, la série a conservé l’importance du verbe, sa prédominance dans un univers domestique soumis aux évènements parasites. De fait, la série tv est plus souvent mentionnée pour l’histoire qu’elle raconte que celle qu’elle montre. La racine même de son jeu de duettiste avec le cinéma, éternelle opposition de deux arts. Si la critique série a trop souvent privilégié le rapport à l’écrit, oublier la valeur de l’image peut paraître rédhibitoire, comme une amputation partielle. La série s’écoute et se voit. Toutes les séries ne possèdent pas une grammaire visuelle intéressante, sujet à analyse, mais certaines bénéficient d’une réelle identité visuelle. Et cette identité est souvent basée sur les mots où comment raconter l’histoire de la meilleure des façons. Des mots à l’image, de la radio au téléviseur, la série est autant un art auditif que visuel.
Le plus gros problème avec Hill Street Blues, c’est peut-être qu’il s’agit d’une série qui demande à être regardée.
(Steven Bochco in Génération Séries #13).
Hill Street Blues est peut-être la pierre séculaire de la série moderne. Et avec elle, l’introduction de l’image au cœur du récit. Un récit choral dont les intrigues ou arcs narratifs s’étalent sur plusieurs épisodes. L’idée sous-jacente, c’est de créer un univers authentique, de figurer le travail de policier dans ce qu’il a de moins glamour et de plus documentaire. De la texture de l’image à la réalisation, tout tend vers un naturalisme novateur à la télévision. La série est ainsi pensée dans sa globalité où l’image est un véhicule capable d’amener le spectateur dans un état de réception particulier. Cette singularité prend à revers les habitudes où le foyer ressemblait davantage à un auditorium et non une pièce de projection. Hill Street Blues, par son innovation, ses convictions, sa témérité et son impétuosité a provoqué un séisme dont on ressent encore les soubresauts aujourd’hui.
La recherche d’immersion habille également The Shield, Homicide et dernièrement Southland. La caméra est un « témoin silencieux » (Martin Winckler, Génération Séries #30 à propos de Homicide). Elle suit les personnages, les accompagne comme filmerait une équipe documentaire. Dans Homicide, la caméra, cet œil observateur extérieur, c’est David Simon, l’auteur de Homicide : A Year on the killing Streets (et plus tard The Wire, Treme), le livre qui a inspiré la série. Une vision de journaliste qui accompagne les différents membres de la brigade mais qui parvient à faire oublier sa présence. Homicide dégage un parfum paradoxal : sa conception formelle très travaillée (caméra portée, faux raccords, répétitions) au service d’une perception naturaliste. L’application particulière à rendre authentique le métier de policier conduit à un sentiment d’approximation permanente, comme si l’action se déroulait en léger différée. Et une vision à l’opposée de toute glorification esthétique, l’image est terne, sale, granuleuse. Un regard au raz du bitume, plongé dans le caniveau.
Dans The Shield et Southland, la fonction de la caméra est de suivre l’action. Les personnages la précèdent, comme un document embedded. Elle semble physiquement présente. On est dans un rapport extrêmement direct avec l’action et avec l’image. C’est brut et brutal, prend le pouls des personnages, figure la montée d’adrénaline et régurgite le portrait d’une ville (ou d’un quartier) chaotique. Suivre, c’est filmer de dos, c’est adopter le point du vue du spectateur, découvrant l’action au fur et à mesure des pas avancés. Southland, comme The Shield, colle au plus près des personnages, dérobe leur conversation, scrute les regards. Suivre, c’est aussi traquer, révéler, rechercher la vérité. L’immersion capte ainsi la pulsation urbaine dans son ballet quotidien.
Filmer le verbe.
Comme le mot s’accompagne du mouvement, il faut être capable de créer l’espace nécessaire pour accomplir son dessein. ER ou The West Wing ont ainsi choisi le plan séquence comme motif principal. Le flux de parole obtient sa compréhension dans la fluidité d’une action non découpée. L’œil suit le mouvement des mots, rebondit sur chaque interlocuteur. Le son est aussi important que l’image parce que l’association des deux crée une unité nécessaire à la perception de la séquence. Submergée par le flot de mots, parfois techniques, la compréhension n’est plus un facteur essentiel puisque nous sommes portés par le mouvement. La vague déferle et nous ressentons à un niveau instinctif ce qui se joue. L’image a moins une fonction d’explication ou d’illustration que d’immersion. Elle s’accomplit dans l’agitation, l’effervescence et la linéarité d’une action non segmentée. Comme si le débit des mots devait être compensé par une forme de stabilité.
Le mot statique, c’est l’échange en milieu clos. Un dialogue travaillé dans un cadre rigide où il faut déployer d’autres armes pour mettre en forme. Le projet d’In Treatment décompose la semaine où chaque jour est une séance de thérapie. Limitée à sa plus simple expression, la scénographie pourrait imposer un banal champ/contrechamp de deux personnes qui dialoguent. Pourtant, la réalisation va utiliser toutes les armes à sa disposition pour figurer le sentiment ou l’émotion. Une façon de souligner les mots (la confession ou la thérapie) et en révéler la réalité par un mouvement d’appareil, un changement de cadrage, un gros plan. Caroline Veunac, dans l’analyse d’une séquence (in Générique[s] #20), parle « de suggérer le flux et reflux des affects entre deux individus » ou de « donner corps à l’invisible ». L’image célèbre l’impalpable. Elle n’est pas que illustration mais révélatrice des émotions en jeu. La discussion thérapeutique est un bras de fer et l’image révélera l’ascendance ; la série mettra en exergue les limites de la distance patient/malade en jouant sur le mouvement et le rapprochement ; lorsqu’il évoque le monde extérieur, la réalisation cherche à renforcer la dimension hermétique rassurante du cabinet. Cet espace limité, la profusion des dialogues créent une voie pour une image symbole ou une image sens. Si le principe de la série repose sur la conversation entre deux personnages, la réalisation, l’image permettent d’inviter le spectateur au dialogue comme participant passif mais intéressé.
Une réalisation d’ubiquité ou comment montrer la simultanéité à l’écran.
En choisissant de montrer un spectacle en temps réel, 24 s’est obligée à penser sa forme. La gymnastique narrative imposée va créer des actions simultanées et une synchronisation des trajectoires. Le point de vue omniscient agit en tour de contrôle et dirige les multiples narrateurs internes. L’image va devoir rendre compte de ce ballet aérien et définir un sens des priorités multiples. A l’alternance action/réaction (ou champ/contrechamp), la réalisation use du splitscreen pour montrer en une seule image la globalité de l’action et des intervenants. Cette figure de style permet de rendre compte de la simultanéité en ne choisissant pas une échelle de valeur du plan mais en créant une concomitance.
La mosaïque représente un double enjeu : outil formel répondant au principe narratif de la série comme démontré au paragraphe précédent ; valeur symbolique d’une Amérique traumatisée par les attentats du 11 septembre et son besoin d’une surveillance absolue. La série ajoutera souvent la vision de caméra de surveillance (ou de drones) à sa palette pour mieux signifier cet argument. Simultanéité et vigilance, les deux préceptes qui ont défini l’image de 24.
Décomposition du geste et filtre vulgarisant.
En octobre 2000, quand CSI débute à la télévision américaine, la fiction policière entre dans une nouvelle ère : l’hyperspécialisation et l’avènement de la science en figure principale. Cette évolution/innovation va poser une question : comment filmer la science ? Et par extension, comment la vulgariser ? Dans CSI, le verbe importe autant que le geste. Les mots pour expliquer, les gestes pour montrer. Pour composer la synthèse didactique nécessaire, CSI va déployer un code visuel cher à son producteur Jerry Bruckheimer : montage clipesque, photographie saturée. Une esthétique que l’on retrouve dans le duo qu’il formait avec Michael Bay. Le surdécoupage insuffle du rythme à des gestes minutieux et mécaniques. CSI ne cherche pas la représentation vériste mais une vulgarisation séduisante. A l’opposé d’une vision documentaire, la série hache l’action, lui apporte la texture glacée des magazines, simplifie et accélère la méthode. Comme une vision fantasmée de la pratique scientifique. Le choix d’une représentation artificielle permet de contourner l’image austère de la réalité. Le mensonge par omission indique la valeur qu’accorde la série à l’authenticité. Cette imitation vulgaire a fini par contaminer la réalité et en façonner une nouvelle dans l’œil du spectateur (les jurés réclament de plus en plus souvent des preuves scientifiques pour condamner un accusé). CSI aurait ainsi pu s’inscrire dans le programme Simulacres et Simulation de Baudrillard par sa façon à brouiller la représentation du réel à force d’illusion. De la scène de crime au laboratoire d’analyse, l’image éblouit la réalité, la facilite jusqu’à la corrompre. Comment filmer la science ? En la (dis)simulant.