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[Relecture] Daredevil par Ann Nocenti
1986 : Peu de monde aurait pensé que la série Daredevil allait survivre au départ de Frank Miller. Et pourtant une femme releva le défi. Son nom ? Ann Nocenti. La diffusion de la très attendue deuxième saison du justicier aveugle nous donne l’occasion de revenir sur l’un des cycles les plus brillants et des plus oubliés du justicier aveugle.
En achevant le chemin de croix de Daredevil par un armageddon dans les rues de New York et par la disparition symbolique du super-héros et de son alter ego Matt Murdock, Frank Miller et David Mazzucchelli offrirent une magistrale et définitive conclusion à la série et au personnage. Cependant, la nature feuilletonesque des comics étant ce qu’elle est, les aventures du Diable rouge se devait de continuer. Dans un premier temps, l’éditeur Ralph Macchio fit appelle à Mark Gruenwald, Danny Fingeroth et Steve Englehart pour écrire des histoires illustrées par Steve Ditko et Louis Williams. Toutefois, Macchio avait déjà un nom en tête pour la reprise de la série. Journaliste, scénariste et réalisatrice, Ann Nocenti avait déjà tâté du super-héros avec quelques épisodes de Spider-Woman (avant l’annulation de la série) et la magnifique minisérie Longshot illustrée par Arthur Adams qui n’hésita pas à prendre la scénariste comme modèle pour le personnage de Rita Ricochet.
Après un galop d’essai avec Barry Windsor-Smith (Daredevil #236), Ann Nocenti s’installe à partir du début de l’année 1987 pour un cycle qui allait durer quatre ans. Ne craignant pas la comparaison avec Frank Miller, la scénariste va prendre le temps de faire quelques essais afin de se familiariser avec le personnage avant de se lancer à corps perdu dans l’aventure. Les douze premiers numéros seront donc des expérimentations dans lesquelles la scénariste range un peu la chambre en prolongeant l’une des idées de Born Again (des soldats manipulés et contrôlés), fait affronter Daredevil à Klaw, Dent de Sabre, Wolverine ou bien encore à un « faux » tueur en série devenu star des médias.
Le quartier de Hell’s Kitchen acquiert une réalité plus tangible grâce à la constitution d’une galerie de personnages toujours présents en arrière-plan. Encore bien plus que par le passé, Daredevil est le justicier du peuple. Revêtu de son habit rouge, Matt Murdock (alors totalement ruiné et interdit d’exercer sa profession d’avocat) défend les habitants de ce quartier abandonné, sujets aux agressions. En civil, il aidera Karen Page dans la création d’une association pour venir en aide aux plus démunis.
Tout n’est pas parfait durant cette première année, principalement du point de vue du dessin, avec une valse d’artistes et une qualité assez faible sur l’ensemble. La scénariste se cherche, tente d’apprivoiser le personnage et déjà on sent l’audace et l’absence de peur de passer après Frank Miller. Peu à peu des indices apparaissent quant aux sujets que Nocenti veut aborder frontalement : l’enfant et la défense de l’environnement, dont elle propose une première approche avec cet enfant devenant aveugle après avoir plongé dans l’eau pollué d’un étang de la ville. Cet événement sera le point d’ancrage de moult histoires lors de la grande période du cycle de Nocenti coïncidant avec l’arrivée au dessin de John Romita Jr.
Avec Daredevil #250 (janvier 1988), le lecteur rentre en effet dans ce qui sera un des passages les plus marquants de la série et, aujourd’hui encore, l’un des plus magnifiques travaux du dessinateur. Sortant de son cycle sur Uncanny X-Men et après un court passage sur la série Star Brand, Romita Jr. est en pleine évolution de son trait et repense totalement son dessin et ses cases. Avec un Al Williamson à l’encrage rehaussant parfaitement le tout, la série Daredevil retrouve les cimes de la qualité graphique.
Cela commence par une image forte qui imprime la rétine et le cerveau d’un écolier. L’explosion nucléaire détruisant toute vie. C’est avec ce gamin, fils d’un truand, que le lecteur se plonge dans une histoire montrant un peuple à la merci de sociétés polluants sereinement grâce à la bénédiction du gouvernement. Au centre d’enjeux mondiaux, la lutte pour la préservation de l’environnement était un sujet bien moins d’actualité en 1988. Ann Nocenti en fait pourtant le cadre d’une grande partie de ses histoires, que ce soit ce procès pour condamner une entreprise à verser des indemnités à un enfant devenu aveugle, ou bien encore les conditions ignobles d’élevages en batterie de porc et de poulet par un industriel n’hésitant pas à recourir à la manipulation génétique pour plus de rendement.
Le cycle d’Ann Nocenti et John Romita Jr. se divise en deux grandes périodes. Dans la première, Daredevil retrouve un certain équilibre, il aide les gens et vit heureux avec Karen Page. Mais le Caïd veut lui donner une nouvelle leçon. C’est lui qui est derrière la firme ayant pollué les nappes phréatiques et le procès qui s’ensuit se veut être une preuve lancée à la tête de son ennemi quant à la vacuité de la justice. Parallèlement à cela, voilà qu’apparaît le personnage, fascinant, de Typhoid Mary. Assassin schizophrène, elle va bouleverser la vie de Matt Murdock et mettre à mal sa relation avec Karen.
S’éloignant d’un certain formalisme et d’une mécanique où le bien l’emporte sur le mal, cette première période fascine par son absence de manichéisme et la capacité à construire des personnalités multi-facettes ne se montrant pas forcément sous leurs meilleurs jours. À l’image de Typhoid Mary, cette personne pour laquelle deux personnalités luttent, la majorité des personnages doit composer avec sa part sombre au point d’y succomber. S’il reste un justicier remarquable, Daredevil nous déçoit quand il tombe dans les bras de Mary.
Cette lutte mentale constante rejaillit sur l’ensemble des épisodes allant jusqu’à utiliser savamment les sagas événementielles de l’univers Marvel. Ainsi, la saga Inferno (une porte de l’enfer s’ouvre sur New York et les démons attaquent la ville) va servir de prologue à un long chemin de croix et une première confrontation avec l’ennemi ultime de tous catholiques : le diable en personne, Mephisto. Après avoir été vaincu par Typhoid et abandonné par Karen, Daredevil va s’interroger sur sa propre moralité et son sens de la justice dans le fantastique A Beer with the Devil (Daredevil #266).
Prenant à contre-courant les attentes d’un lecteur espérant une bataille finale et frontale avec le Caïd et Typhoid Mary, Ann Nocenti et John Romita Jr. vont pousser le personnage dans des territoires jamais explorés. La deuxième période de la série voit le héros quitter la grande ville et partir à l’aventure sur les routes du pays. Devenu pèlerin, Murdock est l’homme sans nom qui sauve les gens à chaque étape. Très vite pourtant, le voila embarqué dans une nouvelle aventure à la lisière de la lutte écologique, du questionnement éthique et de la bataille sacrée.
En faisant la rencontre d’une femme luttant contre l’entreprise agroalimentaire de son père, une créature de rêve conçue pour le plaisir de l’homme et des Inhumains à la recherche du fils de Flèche Noire, Daredevil ne trouve rien de plus que des compagnons d’infortunes tout aussi paumés que lui. Que faut-il choisir entre l’inné et l’acquis ? Sommes-nous seulement le résultat d’une programmation et sommes-nous condamnés à suivre celle-ci ? Ces questions traverses alors ces aventures qui verront ce groupe hétéroclite affronter Ultron (là encore dans le cadre d’une saga événementielle intertitres, Acts of Vengeances, que Nocenti utilise à son propre profit), puis Blackheart (le fils de Mephisto, représentation ultime de l’enfant, qui parcourt tout le cycle de la scénariste) avant une chute aux enfers époustouflantes. John Romita Jr. offre là parmi ses plus grandes œuvres, présente une version incroyable du maître des enfers et va jusqu’à convoquer un Surfeur d’Argent plus angélique que jamais dans un final proprement dantesque.
Quittant la série à la suite de cette aventure, Romita Jr. cède sa place à Lee Weeks (et un Greg Capullo pour l’un de ses premiers travaux) pour quelques épisodes servant de conclusion. Après avoir mis en avant Daredevil (le personnage est toujours en costume depuis 14 numéros), Nocenti inverse la donne et nous montre l’avocat devenir amnésique puis boxeur tandis que Bullseye revêt le costume rouge pour discréditer son ennemi. Moins puissant, cette conclusion n’est pas à la hauteur de ce qui a précédé. Même si elle finit sur des retrouvailles attendues avec un Foggy Nelson grand oublié de ce cycle, et que la scénariste néglige parfois en laissant des zones d’ombres à ses intrigues et personnages, cela reste sans importance face à ce que nous avons eu.
Si un épisode est présent dans l’anthologie Je suis Daredevil et si Marvel Comics vient d’éditer un volume de la collection Epic contenant une partie des épisodes de son cycle, il n’en reste pas moins que cette grande période est encore aujourd’hui trop souvent oubliée. Seule femme à s’être confrontée au personnage, Ann Nocenti est aussi la seule à avoir su éviter de se mettre dans la roue de Miller (contrairement à bien d’autres) et à proposer un parcours totalement inédit. Jamais Daredevil ne s’était autant frotté à la figure du mal, qu’il soit extérieur ou intérieur. Ce grand cycle se doit d’être redécouvert, il le mérite.
Daredevil par Ann Nocenti – Daredevil #236, #238 à #245, #247 à #257, #259 à #291
Dessiné par Barry Windsor-Smith (#236), Sal Buscema (#238), Louis Williams (#239, #240, #243, #244), Todd McFarlane (#241), Keith Pollard (#242), Chuck Patton (#245), Keith Giffen (#247), Rick Leonardi (#248, #249, #277), Steve Ditko (#264), Mark Bagley (#283), Lee Weeks (#284, #285, #287, #288, #291), Greg Capullo (#286), Kieron Dwyer (#289, #290) et John Romita Jr (#250 à #257, #259 à #263, #265 à #276, #278 à #282)
Critique basée sur les épisodes en version originale de la série Daredevil, du Récit Complet Marvel Daredevil et de la Version Intégrale Semic Daredevil.