
Rencontre avec Ingolf Gabold, maître des fictions scandinaves
Les 4 et 5 mars se tenait à Paris une masterclass d’Ingolf Gabold, directeur du développement à Eyeworks* et créateur entre autres de Borgen, The Killing, et plus récemment 1864. Petit bilan de son intervention et de ses concepts pionniers en matière d’écriture de fiction.
Le parti-pris d’Eyeworks : un cahier des charges verrouillé, mais qui valorise l’innovation et la création. Pendant deux jours, Ingold Gabold a pris soin de détailler ses méthodes de travail, et partagé ses « recettes ». Le succès d’une fiction télévisée tient selon lui dans deux éléments indispensables — qui ne sont que trop absents en France précise-t-il — d’une part l’importance du budget accordé au développement littéraire, et par conséquent le primat donné à l’écriture, et d’autre part une reconsidération de la qualité visuelle et littéraire, indépendamment du coût global de la série. Tout au long de la masterclass, Gabold a explicité les différentes étapes de sa méthode, en précisant au passage que cette méthode, même si elle peut paraître rigide, est justement ce qui permet de verrouiller le processus de création, afin de rendre plus fluide la transition entre les différentes générations d’auteurs. Cette méthode se résume en un cahier des charges, que Gabold appelle les « dogmes » d’Eyeworks. On trouve parmi ces dogmes les idées suivantes : ces fictions ont pour caractéristique d’avoir toujours un parti pris éthique, social, et de trouver un équilibre entre une narration de qualité et ce discours engagé ; le montant dédié aux fictions reste stable, car ce n’est pas dans le budget que réside la clé de la qualité ; et les séries d’Eyeworks se fondent sur l’innovation du répertoire, grâce à une mise en valeur de son image de marque par l’équipe créative.
Considération et budget : les pays scandinaves sont l’Eldorado des scénaristes. S’il est une chose qu’il faut retenir des leçons de Gabold, c’est bien le primat qu’il donne – au sein d’Eyeworks – à l’auteur, et plus généralement, dans toutes les fictions scandinaves. En effet, les auteurs y bénéficient d’un véritable budget pour le développement, et surtout d’une aide financière automatique (et pour 4 ans) de la Danish Broadcasting Company. L’auteur étant la pré-condition pour l’existence d’une fiction, celui qui a toutes les cartes en main, c’est à qu’incombent les décisions principales. De surcroît, l’auteur est en contact direct avec la production et les diffuseurs, cette suppression des intermédiaires permettant une plus grande efficacité et un équilibre entre les attentes artistiques et budgétaires. L’auteur est donc au cœur de tout le processus créatif, d’autant plus que c’est à lui que revient la charge de constituer l’équipe créative, i.e le réalisateur, le directeur de la photographie, le décorateur (set designer) etc. Pour Gabold, l’auteur doit en retour de ces privilèges savoir faire preuve d’autant d’imagination et de créativité que de pragmatisme et de capacités d’analyse.
La patte des fictions Eyeworks : le scandinave noir. Si les fictions scandinaves rencontrent un tel succès, tant d’un point critique que du point de vue des audiences, c’est en grande partie grâce à l’homogénéité de leurs styles, de leurs formes et de leurs discours, que l’on peut qualifier de ‘scandinave noir’. En prenant comme exemple principal Borgen, Gabold a démontré que ce qui le caractérise, c’est d’abord une insistance sur la ‘cinématographie’, l’aspect visuel et formel de la série (lumières, décors, etc.). En outre, les fictions de cet acabit essayent d’être originales tout en étant cohérentes les unes avec les autres, de décliner des concepts tout en essayant de réinventer les genres : on le voit par exemple avec Heartless, qui certes propose une série de vampires comme on en voit tant d’autres, mais traite le sujet d’une manière inédite et interactive. Et s’il est une spécificité à ces fictions scandinaves, sur laquelle le public de la masterclass a longuement débattu, c’est précisément la place des femmes. Gabold a en effet précisé qu’Eyeworks mettait un point d’honneur à présenter dans ses différentes fictions des personnages féminins forts, de Birgit Nybord dans Borgen à Sarah Lund de Forbrydelsen (The Killing), en passant par Trine Dyrholm (Arvingerne — The Legacy)
Malgré cette mise en avant de l’innovation et de la créativité, les idées de Gabold ne font pourtant pas toujours l’unanimité. Bien que revendiquant la « patte » des fictions scandinaves, Gabold est profondément imprégné, même s’il ne s’en revendique pas, des fictions américaines au format standardisé, selon des schémas depuis longtemps utilisés, et des formules de scénario équilibrés vendus par les gourous que sont aujourd’hui Robert McKee et John Truby. C’est dans cette lignée que Gabold propose des courbes de progression de la narration certes classique, mais tout aussi contestable, et des graphiques de répartition des personnages selon deux axes : traditionnel / moderne et idéaliste / pragmatique. C’est sans doute là qu’est l’aspect le plus critiquable de sa leçon, dans son affirmation que non seulement la clé de toute fiction télévisée tient dans l’identification des spectateurs aux personnages (et donc une diversification des personnages permettrait de toucher un plus large public, car davantage de personnes pourrait s’y identifier), et que cette identification fonctionnerait par pur mimétisme. C’est tout de même pousser le raisonnement un peu loin.
Malgré tout, et en dépit de son caractère excessivement magistral, cette masterclass reste une intéressante analyse des méthodes d’écriture de la fiction, et nous permet de mieux distinguer les spécificités des séries scandinaves.