
RETRO SAMUEL FULLER (épisode 3/4) : Shock Corridor
Œuvre puissante et profonde n’ayant rien perdu de sa force au fil des décennies, Shock Corridor est un uppercut cinématographique. Mais au-delà de son apparence outrancière (on y croise pêle-mêle des nymphomanes cannibales, des aliénés en tous genres, des séquences d’électrochocs, du strip-tease burlesque à plumes) se cache un pamphlet enflammé sondant les dérives de la société américaine. Comme le dit Fuller lui-même : “Comme le rayon x révèle les tumeurs d’un patient, Shock Corridor mettrait en évidence la maladie dont souffre notre nation. Sans un sérieux diagnostique, comment espérions-nous les régler un jour ?”. Leçon de courage pour tous les réalisateurs indépendants en devenir, ce film analyse un traumatisme global du à plusieurs années de guerre froide et représente, grâce à une forme simple et maîtrisée au service du propos, un des plus grands chefs-d’œuvre de Samuel Fuller donnant ses lettres de noblesse à un cinéma d’exploitation souvent décrié.
Johnny Barrett, un journaliste rongé par l’ambition visant le prix Pulitzer, se fait interner dans un hôpital psychiatrique dans le but d’enquêter sur un crime non résolu. Simulant une déviance sexuelle afin d’entreprendre cette dangereuse plongée dans l’antre de la folie, il met ainsi en péril sa santé mentale et se frotte à différents personnages incarnant les névroses gangrenant les États-Unis. Xénophobie, racisme, paranoïa, ce couloir sans fin l’entraîne dans une spirale incontrôlable qui le mènera aux frontières d’un ailleurs d’où il se pourrait qu’il ne ressorte jamais.
A la fin des années 40, Sam Fuller écrit pour Fritz Lang le scénario de Straitjacket. L’histoire d’un journaliste essayant de résoudre un crime commis dans un hôpital psychiatrique. Son objectif avec ce film est de porter au jour les piètres conditions de vie subis par les patients au sein des institutions de l’époque. Le projet, trop provoquant, ne sera finalement jamais produit, mais Fuller continue de peaufiner son script durant les années 50. Tout d’abord titrée The Long Corridor, en référence au couloir interminable destiné à être le décor principal du film, l’histoire se transforme petit à petit en une critique détournée des excès induits par la guerre froide et des absurdités de la mentalité américaine de l’époque.
Au début des années 60, la carrière du réalisateur patine dangereusement. Son dernier film, l’épopée militaire Les maraudeurs attaquent (Merrill’s Marauders) sortie en 1962 et produite par la Warner est un succès mais aucun studio ne semble vouloir financer le projet qu’il porte depuis plus de dix ans, son ambitieux film autobiographique: Au-delà de la gloire (The Big Red One). Las, il décide finalement de se tourner vers le petit écran et part se remplir les poches sur des épisodes de The Dick Powell Show et Le virginien. Mais déçu et frustré par le manque d’ambition des exécutifs gérant les « networks », il décide alors de ressortir du placard le projet The Long Corridor qu’il renomme Shock Corridor. Un titre volontairement racoleur et peu subtil ayant pour but de tromper le spectateur sur la marchandise afin de masquer le véritable propos du métrage sous un vernis « pulp », comme il sait si bien le faire depuis la fin des années 40.
Pour produire ce film peu conventionnel, Fuller fait appel à son collaborateur régulier, le producteur Robert L. Lippert avec qui il a déjà travaillé sur son premier film J’ai tué Jesse James (I Shot Jesse James), The Baron of Arizona et J’ai vécu l’enfer de Corée (The Steel Helmet). Le réalisateur ne cherche pas à débloquer un budget conséquent, plus soucieux de conserver le contrôle artistique sur le plateau et le « finalcut » du film. C’est finalement l’argent d’un mania de l’immobilier, Samuel Frisks, qui servira à financer le projet et permettra à Fuller de bénéficier de dix jours de tournage. Le prix à payer quand on s’attaque à un sujet délicat en n’ayant pour seul et unique objectif de sauvegarder son indépendance, quitte à se mettre les studios à dos.
En dépit de ce budget rachitique, Fuller est obnubilé par le “production value” et ne compte pas faire d’économie sur le rendu visuel du film. Il s’alloue donc les services du grand Stanley Cortez, immense directeur de la photographie qui œuvra notamment sur de véritables mammouths du septième art comme La nuit du chasseur (The Night of the Hunter) de Charles Laughton ou encore La splendeur des Amberson (The Magnificent Ambersons) d’Orson Welles. Cet extraordinaire artiste est sur ce tournage limité à l’utilisation d’une seule source de lumière imposée par le rythme effréné de la production. Il s’applique donc à utiliser une lumière plate sur les plans moyens et larges afin de gagner du temps et de ne pas trahir l’aspect toc de décors assez sommaires. C’est dans les plans rapprochés et les gros plans que sa lumière se fera plus typée, presque expressionniste dans son noir et blanc extrêmement contrasté. Ici les ombres redessinent les visages, déforment les corps et dramatisent magnifiquement des cadres précisément composés.
Cette simplicité, cette approche sans fioriture de la cinématographie apporte au film un aspect cru et nerveux qui fait tout son charme. Après plusieurs années de galère au service des studios au cours desquelles Fuller voit les budgets de ses films s’amenuiser toujours d’avantage d’un projet à l’autre, il commence à construire une véritable esthétique du film fauché. Compensant son manque de moyens par des compositions extrêmement soignées et des mouvements de caméra toujours plus réfléchis et chorégraphiés, il développe ainsi un véritable style, une empreinte visuelle qu’il maîtrise parfaitement. Shock Corridor en est la preuve flamboyante. Ici cette économie tendue semble renforcer la tension psychologique induite par les images. Décors et lumières sont réduits au stade de symboles au service du langage cinématographique, la mise en scène dépouillée de tout artifice pour servir la narration. Le spectateur est donc d’autant plus réceptif au découpage et au montage des plans, plus conscient du sens communiqué par chaque scène. Pas d’effet de manche tape à l’œil, aucune esbroufe visuelle. Tout est pensé pour nous immerger dans l’histoire sans nous distraire et parasiter notre compréhension, notre assimilation du message.
Ce qui ne sous-entend absolument par que la qualité des décors et la direction artistique du film soient laissés pour compte. Au contraire, pour Fuller le design et la conception du couloir de l’asile sont des éléments essentiels du film. Il engage donc le chef décorateur Eugène Lourié, un créateur expérimenté ayant travaillé avec Jean Renoir sur La Grande illusion, Marcel Carné sur Les enfants du paradis et même avec Charlie Chaplin pour Les Feux de la Rampe (Limelight). Il conçoit pour Shock Corridor un beau décor dépouillé, à la fois confiné pour communiquer le stress des patients de l’hôpital et assez ample afin de permettre à la caméra de se mouvoir librement lors des plans les plus élaborés pensés par Fuller. A l’extrémité du couloir principal du film, cette “rue” où déambules les internés, il peint une fausse perspective sans fin. L’illusion de l’infini dans un espace limité sera enfin consolidée par des acteurs de petite taille faisant les cents pas au fond du plateau pour renforcer l’effet. Encore un exemple de la créativité débridée qu’impose le manque de moyen. Quand un obstacle se présente, on le contourne.
Un jour, l’Amiral, l’immense John Ford, rend visite à son ami Sam Fuller sur le tournage du film. Fuller raconte cette magnifique rencontre dans sa précieuse autobiographie, Un troisième visage.
“Sammy, pourquoi tournes-tu sur un plateau minable ? Demande Ford.
– Aucun studio ne produira le film, John. C’est une histoire tordue sur l’Amérique.
– Tu vas faire voler les choses en éclats, comme avec J’ai vécu l’enfer de Corée.
– Peut-être. Il faut vraiment que je fasse ce film.”
Ford et Fuller marchent le long du couloir blanc en fumant leurs énormes cigares. Soudain, un souvenir semble revenir à l’esprit de Ford.
“Là, il y avait l’église, dit-il en montrant un endroit du doigt. Là, c’était le décor pour la prostituée. Là-bas avait lieu l’interrogatoire de l’IRA.”
Ford a en effet tourné un de ses plus grands films, Le Mouchard (The Informer) sur ce même plateau minable. En 1935 la RKO n’apprécie pas du tout l’idée qu’il réalise un film sur le Parti Républicain irlandais et le studio lui accorde donc un budget minuscule et un plateau au rabais.
“Moi aussi, dit Ford, je devais vraiment faire ce film.”
Car, comme toujours chez Fuller, au-delà de l’emballage d’un simple thriller psychologique, Shock Corridor est bien un film extrêmement profond. Un film qui dérange car il ausculte sans aucune complaisance les névroses de la société américaine. Évidemment, dans la plus pure tradition Fullerienne, le réalisateur ne dépeint pas ici le portrait de son pays par petites touches légères mais plutôt en jetant une grenade dégoupillée sur un pot de peinture. Subtilité et diplomatie ne sont pas ses maîtres mots, loin de là. Lui préfère donner un coup sec là où ça fait mal et si possible avec la plus grande violence possible, histoire de marquer durablement les esprits. Ainsi l’hôpital psychiatrique qu’arpente le journaliste infiltré Johnny Barrett est un microcosme représentant les États-Unis. Le décor principal du film, “la rue”, ce couloir sans fin, symbolise la “Main Street” traditionnelle américaine dans toute son artificialité. Privée de végétation, d’art, de vie, elle est un lieu dénué de tout sens. Un endroit ou l’homme ne peut communiquer, échanger ou s’épanouir. Plombée par une lumière brutale imposant un contraste violent entre noir et blanc, elle ne laisse aucune place à la nuance et impose une vision binaire de la vie sans compromis. Un reflet caricatural du manichéisme inhérent à la société américaine.
Dans cet environnement allégorique, ce décor-parabole, Johnny croise au cours de son enquête trois personnages représentant précisément des maux gangrenant la société américaine des années 60. Tout d’abord Stuart (Touchant James Best, plus connu chez nous pour son rôle de Rosco. P. Coltrane dans la série redneck Shérif, fais-moi peur!), un homme du sud élevé dans un environnement raciste ayant enduré des lavages de cerveaux successifs durant la guerre de Corée. Cet homme hautement paranoïaque personnifie la xénophobie du peuple américain, sa crainte de l’autre et son autisme. Enfermé dans une personnalité de façade (celle d’un Général confédéré officiant durant la Guerre de sécession: Jeb Stuart), sa haine des communistes, puis des Yankees l’ont poussé vers une introspection dont il ne sortira plus jamais. Trop égocentrique, embourbé dans ses craintes, il est désormais trop loin de l’autre et plus apte à le comprendre.
Le journaliste rencontre aussi le Docteur Boden (Fantastique Gene Evans, un acteur récurent dans l’univers Fuller, officiant avec brio dans J’ai vécu l’enfer de Corée (The Steel Helmet), Violences à Park Row (Park Row) et Le Démon en eaux troubles (Hell and High Water)). Scientifique de génie ayant participé à la création de la bombe atomique, il a régressé jusqu’à l’état mental d’un enfant de six ans. Il incarne bien évidement la crainte de l’annihilation nucléaire et son retour en enfance souligne avec insistance l’irresponsabilité des pères de ces inventions. Le personnage de Boden dénonce également le “jeu” malsain alors en cours durant les années 60 entre les États-Unis et la Russie. Cette “mutually assured destruction” (MAD), équilibre de la terreur plongeant les deux pays dans la paranoïa et ayant permis l’éclosion du maccarthysme connu également sous le nom de “Peur Rouge” durant les années 50.
Enfin notre héros fait la connaissance du personnage le plus marquant de Shock Corridor : le jeune Trent (Hari Rhodes, bouleversant et d’une intensité renversante dans ce rôle extrêmement casse-gueule pouvant rapidement tourner au ridicule). Un homme noir poussé à bout par le racisme ambiant enduré durant sa scolarité et croyant aujourd’hui être un membre dévot du Ku Klux Klan. Son discours agressif, sa conviction et son charisme montrent à quel point le racisme est une force dévastatrice capable de consumer n’importe quel être humain quel que soit son origine. Prononcées par un acteur noir, la puissance ignoble de ces paroles n’en est que plus choquante. Trent symbolise aussi la capacité de la haine personnelle à fédérer les haines collectives, créer un effet boule de neige liant les hommes dans un même élan malsain d’intolérance et de violence bestiale. Il représente celui qui a baissé sa garde, celui qui s’est laissé consumer par le discours nauséabond visant les plus bas instincts, les plus horribles origines meurtrières de la civilisation américaine.
Les deux protagonistes principaux du film, Johnny et sa petite amie Cathy ne sont pas exempts de troubles psychologiques. Lui, le journaliste, gagnant sa vie grâce à ses penchants voyeuristes et elle, la strip-teaseuse, “exhibitionniste” professionnelle. Tels que nous les présente Fuller, ce couple déséquilibré est tout à fait dysfonctionnel avant même que Johnny prenne le risque de mettre en danger sa santé mental en se faisant passer pour fou. En effet, l’homme semble uniquement motivé par sa soif de reconnaissance alors que sa compagne ne sait plus quoi inventer pour attirer son attention, toujours à la recherche d’affection, d’humanité. Les deux êtres semblent arpenter côte à côte un même chemin mais leurs trajectoires ne se croisent jamais. Ils fixent tous deux leurs regards sur des objectifs diamétralement opposés, comme condamnés à s’enfoncer dans des voix distinctes les éloignant irrémédiablement l’un de l’autre.
Peter Breck interprète Johnny à la perfection. Il parvient en effet à rendre crédible ce glissement progressif vers la schizophrénie et fait ainsi évoluer son jeu au fur et à mesure du film pour y injecter de plus en plus de démence. Passant de la sobriété à la caricature, l’acteur crédibilise ainsi les excès les plus audacieux du film, comme cette incroyable séquence aux accents fantastiques au cour de laquelle, enfermé dans sa psyché malade, Johnny imagine un orage dévastateur ravageant les couloirs de l’hôpital. De con côté, la sublime Constance Towers (dont nous reparlerons plus longuement la semaine prochaine à l’occasion de la dernière partie de cette rétro consacrée à The Naked Kiss), tire son épingle du jeu dans le rôle de Cathy. Comme toujours chez Fuller, ce personnage féminin est sensé, intelligent, terre à terre. Certainement la seule personne à laquelle le spectateur peut s’identifier dans Shock Corridor. Le jeu sobre et naturaliste de Towers, son charisme exceptionnel conviennent parfaitement à cette femme et sa beauté statuesque rend d’autant plus incompréhensible l’ignorance de Johnny à son égard. Un personnage noble et droit, pourvoyeur de raison, îlot de lucidité perdu dans un océan psychotique.
Comme Rod Serling et Gene Roddenberry utilisent le fantastique et la science-fiction afin de dénoncer les aberrations créées par la société moderne, Samuel Fuller, ce “philosophe de tabloïd” utilise la série B d’exploitation afin de sonder les mentalités de son temps. En ce sens, Shock Corridor est un film avant-gardiste et anticipe le dérapage progressif que connaîtra l’Amérique durant les années 60 et 70. Quelques semaines avant l’attentat à la bombe perpétré contre une église baptiste afro-américaine par des membres du Ku Klux Klan en Alabama, quelques mois avant l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy au Texas, quelques années avant celui du pasteur Martin Luther King et bien avant la lente dégradation de la guerre du Vietnam, il présage d’un malaise évident rongeant le pays de l’intérieur.
Une psychose généralisée alimentée par une intolérance exacerbée démontrant l’incapacité d’une nation à prendre conscience des haines qui la démolisse. Film sauvage, courageux, essentiel, Shock Corridor reçoit de nombreux hommages au fil des années, dont le prix des Valeurs Humaines décerné en 1968 par l’église catholique espagnole. Il est aujourd’hui classé par le Library of Congress dans la liste officielle des deux cents “classiques américains” les plus marquants de l’histoire du cinéma. Une belle reconnaissance en forme de revanche pour un réalisateur longtemps accusé d’être un artiste “primitif” évoluant dans la sphère arriérée du cinéma sensationnaliste bas du front.
Shock Corridor, de Samuel Fuller (1963). Disponible en DVD chez Wild Side.
Salut Gilles,
Un long et bel article sur un immense film que j’ai vu pour la première fois il y a quelques mois. C’est une oeuvre extrêmement puissante et j’avais même ressenti des sensations physiques en le visionnant. Les quelques séquences en couleurs (si ma mémoire est bonne) sont elles aussi saisissantes. A se voir en double programme avec Vol au dessus d’un nid de coucou de Forman pour un belle soirée détente.
Merci bien msieur !
Ta mémoire est bonne. Des séquences en couleurs tournées en 16mm par Sam Fuller sont bien présentes dans Shock Corridor. Elles sont tirées de repérages effectués par Sam au Brésil et au Japon pour Tigrero (un film avec John Wayne qui n’a jamais vu le jour et dont il ne reste qu’un docu réalisé par Mika Kaurismaki : « Tigrero: A Film That Was Never Made ») et pour La maison de bambou.
Je n’ai pas pu faire allusion à ces séquences dans mon article qui est déjà bien assez long comme ça.;)