
Salam toubib (chronique d’un médecin appelé en Algérie, 1959-1961) de Claire Dallanges et Marc Védrines
À travers son père, médecin « embedded », Claire Dallanges nous livre une autre facette de la guerre d’Algérie. Moins glorieuse a priori mais aussi plus réelle. Captivant.
L’histoire : Au gré d’un long voyage en train, une jeune femme questionne son père sur son passé pendant la guerre d’Algérie. Récit autobiographique, cette BD nous livre une version analytique des « Événements » qui ont ensanglanté l’Algérie et la France avant de les séparer. Son papa, médecin et donc plus dans un rôle d’observateur, n’avait jamais évoqué cette période de sa vie qui l’a plus marqué qu’il ne veut bien l’admettre.
Mon avis : c’est juste passionnant car véridique. C’est une BD documentaire et documentée. On y est dans les Aurès, en Kabylie, dans l’Oranais… Et on vit ce qu’ont vécu les appelés et les militaires de rang. Gilles Tardieu, 24 ans et thèse de médecine en poche, débarque dans un conflit qu’il veut comprendre. À défaut de gober la « vérité » de l’État français, il veut savoir par lui-même et accepte donc de faire son service militaire alors qu’il aurait pu en être exempté. La démarche détonne et ses pérégrinations nous font découvrir une autre Algérie. Loin des clichés ou des récits fantasmés de la soldatesque.
L’auteur évite également un piège, celui de détenir et asséner une vérité. Tardieu est quelqu’un qui doute, qui ne prend pas facilement position qui n’est ni un béni-oui-oui, ni un réfractaire par nature. Ses convictions, il se les est forgé sur le terrain. Il n’a pas de jugement de principe. Il cherche, s’interroge, mais ne se tait pas non plus. Il n’est pas gaulliste mais peu à peu, il comprend que la colonie doit vivre par elle-même, que son destin est inéluctablement lié à celui de l’Hexagone mais sous une nouvelle forme : celle de deux peuples et de deux pays sur un pied d’égalité. Cela fait du bien de ne pas avoir que des convaincus des deux bords.
C’est aussi un témoignage poignant sur les conséquences que les guerres peuvent avoir sur ceux qui les font. Si Claire Dallanges interroge son père vingt ans après les accords d’Évian (1962), c’est que son géniteur a toujours caché ses émotions. Il a tu ce qui le hantait depuis des décennies. En allant à confesse, Tardieu se dévoile, fend l’armure et consent à reconnaître que cette période a profondément marqué sa vie. Que, sans, il eut été un homme différent.
Ce qui est également intéressant, c’est la distance que prend Tardieu pour évoquer son existence. Il n’est jamais avare d’ironie, voire d’humour pince-sans-rire. Tout en se montrant intraitable et dur en même temps afin de se protéger. Finalement, il ne craquera complètement que lorsqu’il est tenu par sa fille de donner le biberon à sa petite-fille. La première fois de sa vie. Alors qu’il est le papa de cinq enfants…
Si vous aimez : Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB de Jacques Tardi.
En accompagnement : un bon verre du Château Mansourah des Coteaux de Tlemcen avec une chorba et une pastilla de pigeon.
Autour de la BD : Claire Dallanges écrit sous pseudonyme dans ce récit complet et a changé les noms des différents acteurs de sa BD. C’est sa première expérience dans le domaine. Elle est plutôt habituée à la littérature pour enfants. Au crayon, Marc Védrines (La Main de Dieu) allie souvent dessin et scénario. Là, il n’a assuré que le premier. Mais il a assuré.
Extraits : Pauline : « Dis-moi papa… »
Gilles Tardieu : « Oui »
Pauline : « Sur ta guerre d’Algérie, tu m’as bien tout raconté ? »
Gilles Tardieu : « Enfin, ce que ma mémoire n’a pas éparpillé en cours de route. »
« Pourquoi ? »
Pauline : « Bah… Tu me racontes des trucs effrayants, le stress permanent d’une embuscade, des soldats qui explosent sur des mines, des enfants qui meurent sous tes yeux… et tu donne l’impression que tout ça a glissé sur toi. »
Gilles Tardieu : « C’est toi qui le dis. »
Pauline : « Il faut bien que j’essaie de mettre des mots là où tu en es incapable. »
Sortie : 25 mai 2016, Delcourt Mirages, 160 pages, 18,95€.