
Sea of Thieves (Anniversary Update): maudits pirates
Sorti il y a un peu plus d’un an, Sea of Thieves était une promesse incroyable pour une bonne frange de joueurs : celle de vivre une aventure de pirates intégralement en coop, jonglant entre abordages contre d’autres joueurs et chasses au trésor au fin fond d’une île perdue.
La réalité était tout autre, puisqu’en dehors d’un archipel désespérément vide et quelques vagues missions de remplissage, Sea of Thieves s’apparentait plus à un canot de sauvetage à la dérive plutôt qu’à une caravelle flamboyante fendant les océans vers l’aventure. Un an et quelques mises à jours conséquentes plus tard, Rare revient à la charge avec son update Anniversary, ajoutant du contenu divers mais surtout les Shores of Gold, une succession de quêtes scénarisées donnant enfin ses lettres de noblesse à la piraterie vidéoludique. Une bien belle promesse, mais est-elle tenue ?
Candeur et décadence
Suite à l’E3 2019, Microsoft a eu la bonne idée de lancer son Xbox Game Pass PC avec une offre économique imbattable : 1 euro symbolique le premier mois, puis 4 euros les suivants. Une aubaine pour votre serviteur qui a saisi l’opportunité pour enfin se lancer dans l’aventure Sea of Thieves, accompagné de quelques matelots qui n’attendaient que ça pour franchir la porte de la cambuse. Quelques mises à jour et réglages de micro plus tard, on embarque à bord de notre rafiot, parés à voguer sur ces mers remplies de dangers et de trésors.
Les premières virées en mer se font hésitantes. On commence par quelques missions de transports pour apprendre à dompter notre bâtiment, et on se rend compte très vite que la coopération est indispensable pour naviguer correctement. Entre le préposé aux voiles devant en gérer l’angle et la longueur pour prendre le vent à son meilleur (quand il est dans le bon sens – ce qui n’arrive quasiment jamais, sachez-le), la vigie qui s’occupe de repérer la rocaille sur le chemin et le courageux à la barre chargé de la direction du bateau, il y a de quoi faire. Mais même si quelques imprévus peuvent briser la monotonie des voyages, comme des avaries à réparer en cas de chocs dû à des erreurs de navigation ou les mâchoires d’un requin géant, la plupart des trajets peuvent être longs sans que rien ne se passe. On peut pêcher à bord, s’amuser à boire du grog pour vomir sur ses congénères (parfait pour brouiller la vue du matelot à la barre et causer un accident dans l’hilarité générale), cuisiner des petits plats ou vérifier sur la carte de la cabine si le navire garde le bon cap.
Très vite, on comprend la richesse du titre et ses petites subtilités qui trouvent grâce dans la totale ouverture du jeu, souhaitant ne jamais cantonner les joueurs à des instances qui fermeraient la porte à toutes les interactions sociales entre pirates, belliqueuses ou non. S’arrêter en face d’un ponton pendant votre passage à un avant-poste demande un certain doigté et une coordination parfaite de vos partenaires, et quand l’équipage y parvient sans pertes ni fracas, lâchant l’ancre au bon moment pour qu’il suffise d’une enjambée pour atterrir sur la terre ferme, on se surprend à saluer le matelot à la barre d’un applaudissement mesuré ou carrément une petite gigue sur le ponton. Autant le dire, réussir parfaitement cette manœuvre est aussi difficile qu’un créneau avec trente centimètres de sécu, mais le peu de conséquences en cas d’accidents (quelques planches à clouer) participent à la bonne ambiance du groupe. Le jeu n’est pas une simulation réaliste mais contient suffisamment de paramètres pour s’amuser sans jamais se prendre la tête : la marche à suivre pour faire voguer un bateau sur les océans s’assimile en quelques minutes.
Yoga et pirates
Mais cette souplesse et cette liberté ont aussi un revers. Si le monde de Sea of Thieves ne cherche pas à contenir les joueurs dans des zones fermées, ce qui multiplierait les temps de chargement, cela veut dire que l’on peut croiser des joueurs n’importe quand. Comme Rare veut proposer une expérience sociale totale, il est impossible de partir à l’aventure en circuit fermé : on est obligé de jouer en ligne. Et si la volonté des développeurs d’avoir des bisounours qui jouent le jeu est tout à fait louable, la réalité est tout autre. Comme tout troll joueur en ligne qui se respecte, la plupart des adversaires iront plutôt attaquer votre pauvre esquif à la moindre occasion, prétextant n’importe quelle excuse pour bondir sur le pont de votre bateau, tonneau explosif dans les bras, avant de tout faire péter pour récupérer les trésors dans la carcasse engloutie de votre galion.
L’une de nos quêtes avec un équipage au complet (4 joueurs) s’est soldée par un désastre quand nous avons croisé la route d’un bateau adverse dirigé par trois joueurs qui avaient apparemment du temps à perdre. Enchaînant les balles fatales sur nos matelots et les insultes fournies dans la salle d’attente publique avant le respawn, nous sommes restés bloqués dans cette situation tant que notre navire ne sombrait pas au fond des océans. Seule solution, se saborder volontairement pour réapparaître ailleurs, ce qui n’a pas empêché les bougres de nous retrouver cinq minutes plus tard pour recommencer leur manège. Quand ce genre de persécution gratuite n’est même pas puni par le jeu (suivant les règles de Rare, ils ne font rien de mal), difficile d’apprécier Sea of Thieves. Tout juste saluerons-nous cet authentique pirate qui a jeté l’ancre à bonne distance d’un avant-poste, avant de nager silencieusement vers notre bateau armé d’un tonneau explosif pendant que nous vendions nos trésors, pour ensuite tout faire péter, coque et mâts inclus. Même si notre or dûment gagné a quand même fini dans notre besace, nous avons regardé, dépité, notre bateau couler sans avoir rien pu faire. Malgré cela, chapeau l’artiste : tu mérites bien ton titre de pirate.
Shores of Cold
Mais si ces anecdotes croustillantes peuvent être parfois rigolotes, selon le bon vouloir d’un joueur qui peut pourrir facilement la partie d’un autre, la bonne humeur tombe facilement à plat lorsque l’on se coltine ce genre d’événements pendant les longues quêtes du jeu. Introduites avec cet update, les Shores of Gold représentent neuf petites aventures tournant autour du Shoudbreaker, un artefact mystérieux capable de vous faire traverser le coin nord-est de la map, réputé comme infranchissable. Ces quêtes se récupèrent auprès de PNJs spécifiques répartis sur les îles alentours et demanderont généralement d’alterner entre énigmes et combats contre des squelettes. Et comme le reste du jeu, ces missions se déroulent sur le serveur en ligne où les joueurs pourront saborder votre aventure en coulant votre navire, avec parfois un artefact indispensable pour le bon déroulé de la quête en cours. Un « accroc » qui pourra relancer la quête de zéro, éliminant au passage toute motivation de recommencer.
Dans l’ensemble, Shores of Gold fonctionne plutôt bien : les énigmes sont originales, avec quelques casse-têtes de circonstance qui tourneront autour d’un concept particulier comme l’observation des étoiles ou l’enquête de scènes post-mortem à l’instar d’un certain Return of Obra Dinn. Et même si certaines énigmes sont sacrément tirées par les cheveux, notamment à cause d’une traduction française parfois très approximative (« soleil couchant » traduit par « paramètre soleil », merci les gars), on jubile lorsque la pelle touche enfin le coffre tant recherché. On regrettera par contre des salles de pièges tellement identiques que ça en devient risible. Mais ces quêtes mettent aussi en lumière les gros soucis de game design de Sea of Thieves. Il n’y a par exemple aucun moyen de localiser un joueur de votre équipage lorsque celui-ci n’est plus dans la ligne de mire. Pas de surbrillance ou d’icônes, qui auraient pu, certes, troubler l’immersion du jeu. On aurait apprécié une feature originale (un cri de détresse, un coup de pistolet ?) pour repérer ses camarades, évitant une perte de temps inutile lorsqu’on vous chuchote à l’oreillette « retrouve-moi près du palmier sur la plage, euh, tu vois où c’est ? ».
Ça occasionne quelques frustrations, comme celle d’avoir loupé une partie de l’aventure quand on voit apparaître l’indicateur « coffre trouvé » alors qu’on est de l’autre côté de l’île à récupérer quelques planches pour le bateau. Sea of Thieves force la coopération sur le bateau mais une fois à terre, c’est chacun pour sa gueule. On lutte pour soi, tentant vainement de dégager votre camarade de ces innombrables squelettes à l’aide d’un unique combo de trois coups et d’un pistolet que l’on recharge à une lenteur exécrable. Si l’on pouvait attendre une amélioration après une année de bons et loyaux services, c’était bien sur la partie combat, dont le meilleur adjectif pour la décrire serait neurasthénique. Désolé d’apprendre aux trois du fond que rien n’a vraiment changé : ce sont toujours et encore des squelettes qui vous attendent sur les îles de la map, avec quelques boss issus de ce que le jeu vidéo a fait de pire ces dix dernières années. Des boss sacs à PV, interminables, invoquant des dizaines de squelettes à l’infini, affublé d’ondes de chocs insupportables et difficiles à éviter, voilà ce que vous allez affronter. En plus d’un ennui profond et d’une totale absence de fun.
Et ne comptez pas sur une quelconque possibilité de grinder votre pirate, puisque les seules customisations disponibles sont cosmétiques. Pas de compétences, pas de niveaux à atteindre ou de points d’expérience, simplement quelques chapeaux ou ceintures ornementées pour faire le zazou devant vos potes. Les capacités que vous avez au début du jeu seront les mêmes 50 heures plus tard. On comprend l’idée, qui permet de garder une certaine hégémonie du multijoueur pour que personne ne se sente lésé. Mais quand on galère sur une longue mission, avec la peur au ventre de voir tous nos efforts ruinés par un joueur mal intentionné, un bug de script qui fait refaire tout depuis le début (oui, oui…) ou un kraken bien décidé à ruiner votre voyage, difficile de comprendre le choix de Rare de ne pas au moins privatiser le serveur le temps de la quête. Une fois les Shores of Gold terminés (ce qui prendra bien une vingtaine d’heures), que reste-t-il ? Des quêtes Fedex classiques, des attaques de forts et des cartes au trésor. À peu près ce qu’il y avait au lancement du jeu, en somme.
Sea of no Solitude
C’est tout le paradoxe de Sea of Thieves : il est plaisant de voyager d’île en île sans but précis, pillant les trésors à portée, rencontrant d’autres équipages sympathiques ou non, attaquant quelques bateaux squelettes ici et là, avec à la clé de chouettes combats contre des requins géants. On apprécie ces moments silencieux en plein milieu d’une brume, comme perdus dans le temps, esquivant au plus près les nombreux rochers sur la route. On jubile en découvrant les détails géniaux comme ce porte-voix dans l’inventaire permettant des improvisations digne des meilleures annonces SNCF ou la possibilité de s’éjecter à l’aide de vos propres canons. On est ébloui par les nombreux paysages magnifiques que l’on croise, l’ambiance incroyable de la mer déchaînée et de votre équipage courant partout sur le pont pour braver la tempête. On adore certains effets de mises en scènes, comme ces îles volcaniques crachant des rochers fumants sur votre bateau ou l’arrivée vers l’île finale des Shores of Gold, qui fout quelques frissons à tout amateur d’aventure. Sea of Thieves est un merveilleux générateur à histoires, celles que l’on partage, que l’on se raconte avec des étoiles dans les yeux.
Mais il est vraiment dommage de voir autant de travail artistique, autant de boulot pour créer un univers aussi somptueux, ruinés par des errements de game design, de bugs techniques ou de collision. Comment ne pas pester après que ce piège vous a tué une dixième fois juste parce que les pics vous ont effleuré ? Comment justifier la paresse des développeurs de grimper la difficulté d’une zone simplement en mettant trente squelettes à la place de dix ? Pourquoi ne pas créer une vraie expérience de coopération dans un combat contre un boss au lieu de cette saleté de sac à PV imbuvable ? Après une année de mise en service, c’est à se demander où Rare met les priorités. Et quand on voit le futur du jeu (des micro-transactions pour avoir des animaux de compagnie, youhou), ça n’a pas l’air prêt de changer. Si le studio ne se remet pas en question et continue d’alimenter son titre avec ce genre d’ajouts, Sea of Thieves restera un jeu de pirates coopératif rigolo, blindé de bonnes intentions, mais pétri de tares difficilement justifiables qui viennent le saborder salement. Et quand on voit tout le talent des équipes et ce qu’il pourrait faire avec un monde pareil, on se prend à rêver d’un jeu de pirates idéal qui serait bien plus varié et jouissif. Ce qu’il aura du mal à devenir.
Sea of Thieves (Anniversary Update)
Développeur : Rare
Éditeur : Microsoft Games
Prix : 60 euros (dispo Xbox Game Pass)