Sekiro Shadows Die Twice : on ne vit que deux fois

Sekiro Shadows Die Twice : on ne vit que deux fois

Note de l'auteur

À l’heure où j’écris ces lignes, je viens de poser ma manette au sol, les mains tremblantes, pendant que le générique de Sekiro, le dernier né de From Software, défile à l’écran. From Software est un studio qu’on ne présente plus : malgré ses plus de 30 ans d’existence, il connaîtra une poussée de renommée en 2011 à la sortie du premier Dark Souls. Et si je parle brièvement de l’historique de la boîte et de son réalisateur fétiche Hidetaka Miyazaki, c’est aussi parce que je reviens de loin : oui, je fais partie de cette frange de joueurs allergique à la saga des Dark Souls et de leur aspect punitif, mais totalement sous le charme de ce petit dernier, Sekiro: Shadows Die Twice.

From Software with fear

Toute proportion gardée, mon expérience avec les précédents jeux du studio (hormis un vieil Armored Core sur une démo PsOne et l’obscur mais rigolo Ninja Blade) se limite à Dark Souls premier du nom et Bloodborne. Pour le premier, il a suffi de quelques fessées par deux-trois squelettes de base, paumés dans une lande médiévale magnifique mais sacrément hostile, pour ravaler ma fierté, ma patience et passer à autre chose. Pour le second, le père Gascoigne et la perspective d’un chemin infesté de créatures vicieuses pour retourner l’affronter auront réduit mes espoirs à néant, alors même que je trouvais le gameplay bien plus praticable que la série des Souls. Ce n’est pas la difficulté qui me gênait mais plutôt la couche punitive par-dessus. L’appréhension de devoir repasser à la caisse pour des passages pas particulièrement agréables ludiquement parlant. Mais réduire les jeux de From Software à leur difficulté serait une erreur, et c’est bien sur le reste que j’ose des reproches qui me semblent justes : si j’ai vite abandonné ces titres, c’est aussi pour cette impression de lourdeur et d’archaïsme dans les mécaniques, pas toujours volontaire.

C’est la sensation que j’ai eu lors de ces tentatives, une sensation de me battre contre le jeu lui-même plutôt que le bestiaire qu’il abrite. La lourdeur du héros (moindre dans Bloodborne) et les soucis de caméra font que Dark Souls n’est pas, objectivement, exempt de défauts. Et quand les attaques de boss ne pardonnent aucune erreur, même quand l’angle de vue vous empêche d’esquiver cette patte griffue dans votre crâne ou que le ciblage vous lâche au meilleur moment, difficile de toujours remettre en question vos capacités. J’aurais probablement une rangée de fourches devant chez moi en affirmant ça, mais j’ai toujours eu l’impression que le succès de ces titres s’est construit sur la multitude de bugs que les premiers titres se traînaient et la capacité des joueurs à passer au-delà. Une expérience d’apprentissage de tous les défauts du jeu et comment les outrepasser pour arracher la victoire. Les épisodes suivants ont corrigé peu à peu ces problèmes tout en gardant ce mélange bienheureux pour gagner en souplesse, mais jamais je n’ai connu une réelle synergie avec le personnage, incapable de répondre aux actions que j’entreprenais. Jusqu’à l’arrivée de Sekiro.

Lone Wolf and Cub

Premier constat : le jeu est diablement jouable. Suffisamment agile pour courir et suffisamment équipé pour sauter partout grâce à son grappin, le Loup que vous dirigez contraste avec la rigidité des Dark Souls par son statut de shinobi. Et mine de rien, pouvoir traverser rapidement les niveaux et jouer autant avec la verticalité du level design change beaucoup de choses, surtout quand votre guerrier mutique n’est pas bloqué par une quelconque jauge d’endurance. J’ai pris un pied pas possible à explorer le monde de Sekiro, à trouver les passages secrets, à fouiller les recoins pour tomber sur des boss optionnels, avec baffes stratosphériques en option. Sur ce point, From Software a choisi une forme de « bienveillance » (notez les guillemets) comparé à ses autres jeux puisque les checkpoints (symbolisés par les Idoles du Sculpteur) sont placés judicieusement par rapport aux boss principaux. Fini les quinze minutes obligatoires pour arriver auprès du boss, déjà lessivé par les combats précédents et sans une once d’espoir pour le combat qui se profile. Et épargnez-moi les discours futiles de « il suffit de tracer entre les monstres et ça passe »: autant mettre ce foutu checkpoint avant le boss et on en parle plus.

Et pour la première fois votre personnage ne paraît pas aussi frêle qu’un nouveau-né par rapport au bestiaire commun. Fini les pièges vicieux (« vous saurez pour la prochaine fois ») ou la masse d’ennemis dont on ne peut pas échapper, notre shinobi possède la capacité de zigouiller les ennemis en silence, et même de se carapater si la situation empire. C’est peu de choses, mais contrôler un personnage sensiblement plus fort qu’un samouraï lambda (sauf quand ils sont plusieurs) transcende une douloureuse épreuve du feu en une épopée fluide et épique. Et ne pas flipper pour ma vie à chaque seconde met en lumière tout le boulot incroyable de From Software sur l’imbrication de toutes les strates de gameplay : comment le level design opte pour une lisibilité sans pareille, se passant d’une vulgaire carte, comment le jeu offre la possibilité de contourner les ennemis pour peu que l’on soit observateur, comment la mythologie du titre se construit naturellement à travers toute une galerie de personnages et de leurs histoires. Un formidable travail organique qui me fait enfin prendre conscience du talent du studio.

Deuxième constat : les combats proposent quelque chose de réellement excitant et complexe manette en mains, en y incorporant des mécaniques classiques du combat au sabre. Alors que les SoulsBorne privilégiaient l’esquive pour échapper à l’adversaire, Sekiro garde l’observation des patterns mais choisit l’affrontement en face à face pour pousser le joueur à se dépasser. J’ai bien conscience que l’appréciation de ce genre de joutes est totalement subjectif, mais je préfère des combats basés sur du timing plutôt que faire des cabrioles autour de l’ennemi pour éviter la torgnole susceptible d’enlever la moitié de la barre de vie. Sekiro partage beaucoup de points communs avec Furi : le but n’est pas de fuir mais de faire face. D’affronter sa peur de prendre des coups pour parer et contre-attaquer. Et pour forcer le joueur à prendre des risques, Miyazaki a choisi d’incorporer une deuxième jauge, celle de la posture.

Pour faire simple, chaque personnage (joueur ou ennemi) possède deux indicateurs de son état physique : la barre de vie et la barre de posture. Celle-ci grimpe lorsque le joueur se protège avec son arme en maintenant la touche de garde, et baisse avec le temps, plus lentement si la vie est entamée. Si la posture est pleine, le joueur est alors déstabilisé quelques secondes et peut se prendre un coup supplémentaire. C’est souvent fatal quand ça tombe en plein milieu d’un combo. Mais si cela arrive à l’adversaire, Sekiro aura accès à une fatalité pour achever l’ennemi, enlevant même une barre de vie complète à un boss. Il y a donc deux moyens de venir à bout d’un ennemi : soit en égratignant sa barre de vie pour frapper quelques coups avant de se tirer fissa (le hit & run), ce qui demande beaucoup de patience, soit en entamant sa barre de posture pour finir par l’achever d’un seul coup. C’est là que réside la technique pour forcer le joueur à prendre des risques : l’attaquer fera grimper sa jauge de posture, mais contrer ses attaques sera encore plus efficace, en appuyant sur la touche de garde au moment de chaque coup. Dans ce cas, votre posture ne bougera que très peu mais pas celle de l’adversaire, mais il faut parvenir à saisir le timing des attaques.

Et toute cette logique donne une vraie saveur au jeu, lui conférant des vrais moments d’anthologie avec des duels au sabre où les lames s’entrechoquent au sommet d’un château en flammes, le shinobi esquivant au dernier moment un coup vertical sauté pour contre-attaquer l’instant d’après. Certains coups imparables, signifiés par un kanji rouge, seront les plus dangereux et pourront être fuis comme la peste. Mais Sekiro permet de punir l’adversaire sur chaque type d’attaque. Un coup d’estoc devra être contré avec la touche Rond et une taillade horizontale pourra être esquivé avec un saut par-dessus suivi d’un coup de pied sauté. En plus de rendre les combats encore plus stylés, la jauge de posture adverse en prendra un sacré coup et récompensera le joueur aventureux (ou suicidaire). Mais avoir un personnage qui répond au doigt et à l’œil, capable de courir indéfiniment avec techniques secrètes et gadgets dans la sacoche comme des pétards ou des lances enflammées (entre autres), ça change toute la donne et rend les combats difficiles et parfois éprouvants mais épiques et agréables à jouer.

Bouchées doubles Blade

Si Sekiro résonne aussi fort dans mon cas et pas chez les Dark Souls, c’est surtout par mon affinité aux combats au sabre et à l’aspect boss rush que le jeu peut avoir. Définir les jeux From Software uniquement par leur difficulté est une erreur, mais c’est la signature du studio et de sa philosophie. Chaque joueur s’y engouffre pour l’affinité qu’ils ont pour un style de jeu particulier (RPG d’aventure médiéval pour les Souls, jeu d’action chez les samouraïs pour Sekiro) ou un gameplay atypique (combats style jeux de rôle ou duel au sabre). La difficulté est présente pour forcer le joueur à sortir de ses retranchements dans un style qu’il apprécie et qu’il connaît bien. Épurer tout un gameplay pour en garder la sève, l’intégrer dans un univers riche et mystérieux, obliger le joueur à assumer ses défaites pour apprendre et réapprendre : c’est la volonté d’un studio qui construit ses jeux et leurs univers autour des capacités du joueur. C’était aussi, dans une mesure plus créative et ludique, l’approche de Platinum Games sur ses premiers jeux qui n’hésitait pas à dépoussiérer un genre connu (Bayonetta pour le beat’em all, Vanquish pour le cover-TPS) pour sortir des sentiers battus. Dans Sekiro, le joueur se retrouve avec des mécaniques connus de combats au sabre (coups faible, parade, contre-attaque) mais doit se prendre quelques claques avant de se dépasser. C’est logique de voir certains habitués des Dark Souls décontenancés ou dégoûtés : le style de jeu de Sekiro n’a rien à voir et ce n’est pas lié à la difficulté. Mais la satisfaction de battre un boss que l’on a essayé de vaincre pendant une heure est la même, avec cette sensation de progresser pas à pas.

Sekiro n’est pas parfait non plus : la caméra prend le large dans les endroits exigus comme l’intérieur des châteaux (heureusement peu nombreux) et le ciblage nous lâche parfois aux pires moments, impliquant un mouvement de panique suivi d’un coup d’épée mortel dans le dos. Mais se balader dans les niveaux est d’une telle gageure que l’on pardonne aisément, surtout quand les mécaniques ne se révèlent pas aussi sournoises que prévu : certes on perd la moitié de son expérience et de son pécule à chaque mort (hors Aide Divine), mais les paliers conservent les points d’XP gagnés et les bourses trouvés donnent un pécule optionnel mais définitif. Et les mini-boss à deux barres de vie peuvent très souvent s’en voir retirer une en débutant le combat par une dague dans le dos. Entre ça et la résurrection (utilisable plusieurs fois sous certaines conditions) qui m’a sauvé la mise bon nombre de fois contre un boss récalcitrant, Sekiro desserre l’étau de la difficulté pour laisser quelques respirations bienvenues.

Hormis cette difficulté qui fera peur à certains mais qui transformera d’autres en une classe élitiste assez navrante (« bouhou, les joueurs qui n’arrivent pas à finir ces jeux, sortez-vous les doigts »), c’est l’imbrication de toutes les strates de gameplay qui m’a bluffé. Une multitude d’objets s’amusent à contourner les règles suivant votre témérité face à ce que ça implique, puisque chaque atout possède toujours un revers sacrément vicieux, comme cet item vous conférant un bonus d’attaque puissant au prix de la moitié de vos jauges de vie et de posture. Le background de Sekiro est une ode au folklore japonais, et s’intègre à la perfection avec toute la philosophie du jeu, la capacité du héros à revenir à la vie, etc. Il n’y a pas de vraies quêtes annexes dans Sekiro (rien n’est consigné) et tout est affaire de mystères, de secrets, de phrases cryptiques que tous les wikis du monde entier ont déjà déchiffrés. Tout dans la conception de Sekiro transpire la grande classe, celle d’un jeu fignolé avec soin qui n’aura jamais besoin d’une mise en scène grandiloquente pour prendre le joueur à la gorge.

Si Sekiro a fait grand bruit ces dernières semaines, c’est aussi sur la question du mode « facile ». À l’inverse d’un Dark Souls, le jeu est difficile à farmer pour gagner en puissance, puisque les seuls éléments pour renforcer son personnage sont accessibles en éliminant des boss. C’est très compliqué à trancher : je conçois parfaitement que la difficulté fasse partie de l’expérience, surtout quand ce choix est lié à la mythologie du jeu. Mais pour beaucoup de gens autour de moi intéressés par l’univers et les combats, la demande d’investissement et de concentration pour passer les étapes clés les ont découragés. Sekiro n’est pas pour toutes les mains, et certains joueurs qui manquent de maîtrise du timing vont vraiment être confrontés à des murs impossibles à traverser et fatalement, mis de côté. Un mode plus accessible, respectant la philosophie du studio (une résurrection en plus, plus de soins possible) est certainement possible pour un jeu plus bienveillant mais s’adaptant au niveau du joueur, un jeu comme Celeste l’a déjà prouvé.

Sekiro a donc été un véritable coup de cœur inattendu, une ode au dépassement de soi totalement en phase avec l’art martial qu’il représente. Étonnamment ludique et maniable, exigeant mais pas insurmontable une fois les mécaniques maîtrisées et aussi somptueux que prévu, j’ai enfin pu découvrir tout le savoir-faire d’un studio talentueux au firmament de ses capacités. Sekiro porte l’univers du Japon féodal à son paroxysme, forçant le joueur à maîtriser l’art du sabre pour vaincre ses adversaires un par un, à travers une philosophie de maîtrise et de dépassement de soi que l’on retrouve nulle part ailleurs. Après avoir goûté à la vivacité de ce shinobi, impossible de retenter l’aventure sur les Souls et Bloodborne, mais j’attends désormais le prochain projet de From Software avec une impatience sadique.

Sekiro: Shadows Die Twice
Développeur : From Software
Éditeur : Activision
Prix : 60 euros
Plate-formes : PS4 / XBOX ONE / PC

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