
Semaine Whiplash : Interview de Damien Chazelle, réalisateur.
Produit pour trois petits millions de dollars, Whiplash nous a probablement plus électrisé, ennivré, passionné que tous les blockbusters réunis de l’année. Et de très loin. Grand Prix du festival de Sundance 2014, idem à Deauville, acclamé à l’issue de sa projection à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, cet implacable thriller psycho-musical de Damien Chazelle est un classique instantané au bout de 107 minutes tendues comme une peau de caisse claire. Ni une ni deux (trois, quatre…), le Daily Mars a décidé de battre la mesure de cette expérience de cinéma et de faire vibrer notre semaine de Noël au rythme d’un article quotidien consacré à ce pur cadeau du grand écran. Le film n’a pas reçu l’accueil public qu’il méritait aux Etats-Unis et c’est bien désolant : le public français se doit d’aller applaudir en salles cette fulgurante réussite qui nous laissé sur les genoux puis très vite debout pour applaudir à tout rompre. Oui, on est totalement prosélytes sur ce coup-là et on assume ! Premier épisode de notre semaine Whiplash : l’interview de son réalisateur/scénariste Damien Chazelle, prodige d’à peine trente ans à qui l’on souhaite la radieuse carrière qu’il mérite.
Dans Whiplash, Andrew Neiman, un jeune batteur surdoué obsédé de réussite, s’inscrit dans une prestigieuse école new yorkaise où il intègre l’orchestre de jazz dirigé par l’impitoyable Terence Fletcher. Entre Andrew et Fletcher, une relation symbiotique mentor/élève va vite s’instaurer pour le pire et le meilleur. En salles ce mercredi, Whiplash est le second long métrage de l’américain francophone Damien Chazelle (30 ans le 19 janvier prochain), fils de l’expert informaticien français Bernard Chazelle. Sidérant de maîtrise, cadré au millimètre près, Whiplash fut accueilli par une standing ovation d’un bon quart d’heure à l’issue de sa projection au dernier festival du film américain de Deauville. Avant une seconde opinion publiée demain par votre serviteur, vous pouvez lire ou relire la critique enflammée d’un David Mikanowski ébloui par la générosité et la virtuosité de Chazelle sur Whiplash. L’impression qu’un cinéaste était né sous nos yeux était palpable ce jour-là, mais Damien Chazelle n’en a pas pour autant pris le melon, loin de là. Très disert en interview, humble et cordial, il nous expose ici ses intentions de réalisateur, les difficultés de tourner un film musical comme un film de guerre et en quoi au final, l’histoire de Whiplash est aussi la sienne. Musique, maestro…
DAMIEN CHAZELLE : « JE VOULAIS REALISER CETTE HISTOIRE COMME UN THRILLER ET LES SCENES DE MUSIQUE COMME DES COMBATS DE BOXE »

12 septembre 2014 : Damien Chazelle sous le feu nourri des questions (et le soleil écrasant de Deauville). Crédit photo : David Mikanowski
Daily Mars : Si l’on vous dit qu’à l’évidence, Whiplash peut se pitcher comme un croisement entre Full Metal Jacket et Black Swan, ça vous va ?
Damien Chazelle : Oui ça me va. J’ai moi même été batteur de jazz, je jouais dans un orchestre très dur et compétitif et pour moi, la musique était associée à la peur. Lorsque je regardais des films sur la musique et les musiciens, j’avais parallèlement le sentiment qu’aucun d’entre eux ne reflétais ce que je vivais. J’ai vu Full Metal Jacket pour la première fois alors que j’étais en troisième année dans l’orchestre et ce jour là j’ai eu enfin l’impression de voir un film qui correspondait à mon vécu. J’ai trouvé ça très ironique : il fallait que je voie un film de guerre pour trouver au cinéma quelque chose qui représente correctement ma vision de la musique. Quant à Black Swan, c’est une histoire similaire à Whiplash puisque les deux films parlent de l’art à travers la souffrance, avec au bout du compte la même question : est ce que ça vaut le coup ?

Comme un air de Full Metal Jacket…
Avez vous justement recruté J.K. Simmons dans le rôle du professeur Fletcher en pensant à Vincent Cassel dans Black Swan?
Non, c’était vraiment plutôt en pensant à mon propre prof de musique, le chef d’orchestre de mon groupe. Cassel dans Black Swan incarne un dur mais pas aussi sadique que Fletcher. Je voulais vraiment créer un personnage qui fasse peur, un authentique méchant. Quand on est élève musicien, le prof donne toujours l’impression d’être grand et puissant. Je trouve très intéressante cette question du pouvoir et de la relation de soumission entre l’élève et le prof.
Whiplash était d’abord un court métrage. C’était dans l’optique de faire vos preuves pour pouvoir faire ensuite financer le long ?
Exactement. Un scénario de long métrage était prêt mais nous n’arrivions pas à trouver les financements. J’ai donc fait le court métrage, qui a été primé à Sundance et c’est ce qui a permis de débloquer les fonds.
On avait pas vu J.K. Simmons aussi effrayant à l’écran depuis son rôle de Vern Schillinger dans la série Oz. Il a d’ailleurs le même look. Est-ce volontaire ?
Haha oui et non. Je suis très fan de Oz et de J.K. Simmons. Et ca me plaisait de lui faire incarner de nouveau un personnage terrifiant alors que tous ses derniers rôles étaient plutôt sympathiques ou comiques. J.K., dans l’esprit du public, c’est le père de Juno ou le patron de Peter Parker dans Spider-Man. J’aimais cette idée de le faire revenir à ses racines de Oz mais le look, c’est lui même qui en a eu l’idée, le crâne rasé comme ses vêtements. Il ne ressemble pas du tout physiquement à mon chef d’orchestre mais c’est ce qui fait la force de grands acteurs comme J.K. : il est devenu le personnage. Pas seulement celui que j’ai écrit, mais aussi un personnage auquel il a apporté sa touche.
Whiplash est un vrai défi de mise en scène et d’écriture en ce sens que vous parvenez à éviter beaucoup de clichés du “film de musiciens”…
Je pense que le défi a surtout été en terme de mise en scène. Il a été très difficile de convaincre les producteurs que cette histoire pouvait être aussi puissante qu’un thriller. Il n’y a certes pas de question de vie ou de mort dans Whiplash, mais je voulais quand même le réaliser comme un thriller et il fallait créer cette sensation de tension avec la caméra, la musique, le montage et surtout les acteurs. La chose la plus importante était les visages des acteurs, il fallait qu’ils nous disent leur souffrance, d’où la multiplication des gros plans. Le montage fut aussi une étape très importante. J’avais au préalable story boardé tout le film de sorte qu’avec le monteur Tom Cross, on savait avant même le tournage où aller pendant le montage.
La façon dont vous exprimez aussi certaines émotions en rapprochant brutalement la caméra des personnages fait aussi beaucoup penser au style de Scorsese.
Bien sûr. Je suis extrêmement influencé par Scorsese, surtout ses films les plus violents. Raging Bull, Taxi Driver, Mean Streets, Les Affranchis… Surtout Raging Bull. J’aime beaucoup Kundun et New York New York, mais pour moi Scorsese est avant tout le réalisateur de la violence. Avec mon monteur, on voulait créer des scènes de musique qui soient comme des scènes de boxe, de combat à la Raging Bull, où l’on ressente la violence physique, émotionnelle et psychologique à travers la musique. Andrew a le visage d’un boxeur et la batterie c’est très physique. A l’époque, mes mains saignaient, mes oreilles bourdonnaient, je cassais mes baguettes, les toms, je voulais montrer tous ces détails.
La première scène de rencontre entre Fletcher et Andrew est particulièrement efficace…
J’aimais bien l’idée de commencer le film immédiatement par cette rencontre. Je ne voulais pas faire de détours, introduire l’univers respective des personnages avant leur rencontre. C’est leur rencontre qui déclenche le commencement de l’histoire, leur relation qui fait le film et ne voit rien avant le début, ni rien après la fin, contrairement à beaucoup de film. Rien d’autre n’existe que l’enjeu qui s’est noué entre Fletcher et Andrew.
Votre premier film Guy and Madeline on a park bench, inédit en France, était déjà lié à la musique. Et votre prochain film La La Land, sera nous dit-on très influencé par New York,New York.
Oui, la comédie musicale est mon genre préféré et en un sens Whiplash en est une aussi. La La Land sera influencé par New York, New York mais tout autant par les comédies musicales de Stanley Donen, Vincente Minelli ou encore Jacques Demy… Ce sera donc une comédie musicale traditionnelle mais dans le Los Angeles d’aujourd’hui.
Il y a d’ailleurs plein de gens qui pensent que le titre de Whiplash évoque la chanson de Metallica. Alors qu’il s’agit dans votre cas d’un morceau de jazz.
Haha oui en effet on me l’a dit souvent, c’est drôle ! On a eu la chance de devenir amis avec Lars Ulrich (batteur de Metallica – NDLR), qui a vu le film a Sundance. Un type très sympa, dont les parents étaient des musiciens de jazz en Hollande. Il a beaucoup aimé le film. On a l’impression que le jazz est une musique soft pour les vieux, alors que je voulais le montrer comme si c’était du Metallica justement, du punk rock, agressif, énergique.
N’empêche que votre film reprend cette citation du batteur Buddy Rich : “Si vous êtes un mauvais batteur, faites du rock !”
Ha ha oui, bon certes… Mais tous les batteurs adorent Buddy Rich, même les batteurs de hard rock. Buddy Rich a vraiment dit ça en effet, il détestait tous les genres qui n’étaient pas du jazz, pas seulement le rock. On l’aime quand même hein, même si c’était un salaud qui maltraitait ses musiciens et les insultait, il y a des vidéos qui existent sur le web. J.K. Simmons dans Whiplash, c’est moitié mon prof de jazz et moitié Buddy Rich (sourire).
Quelle a été la scène la plus difficile à préparer dans ce film ?
Le concert final sans aucun doute. Il ne nous restait plus que trois jours pour tout mettre en boite, soit presque vingt minutes de cinéma à plier en trois jours donc. Je savais que si on échouait à bien montrer le solo d’Andrew, le film ne marcherait, pas. C’était notre dernière semaine de tournage et donc beaucoup de pression sur Miles, le chef opérateur Sharone Meir et moi. On avait quatre caméras. Je savais exactement où il fallait les placer pour chaque note, chaque mesure, chaque phrase de musique. Et Miles s’était vraiment entraîné comme un fou. Ce furent trois jours épuisants avec des journées de 18 heures.
A la fin du film, on ne comprend pas bien quelle est votre position sur la méthode de Fletcher. Si vous l’approuvez ou non. Est-ce un flou volontaire ?
Je n’ai pas de réponse à la question de savoir si Fletcher a raison d’agir ainsi ou pas. A chacun de trouver sa propre réponse. Ce que moi je sais, c’est que parfois la souffrance, la maltraitance, dans la compétition de haut niveau, parfois ça marche. La question de fond étant : est-ce que ça vaut le coup ? Je suis quelqu’un d’humaniste et la souffrance pour l’art, je trouve ça bête. Mais en même temps je ne crois pas que les solos de Charlie Parker ou les symphonies de Beethoven ont été créées dans le bonheur. La fin du film est quelque part plutôt triste, Miles est devenu un gars totalement solitaire au nom de l’art, il est devenu Fletcher. Il est devenu un monstre…
Andrew est aussi rongé par son orgueil, comme on le voit lors de la scène du repas familial.
Cette scène était très importante. On m’a demandé de la retirer cette scène pour accélérer le rythme et parce qu’on avait peur que le public déteste Andrew après cette scène. C’était le premier jour de tournage de Miles Teller, la première fois que je le voyais vraiment jouer dans ce rôle et pour moi c’est une scène capitale parce qu’à mon avis, elle nous aide justement à aimer Andrew encore plus. C’est vrai qu’il se comporte comme un connard avec sa famille mais eux aussi sont vraiment des connards. Les musiciens de jazz ressentent ça souvent : ils se donnent à fond pour leur musique et ressentent de l’indifférence autour d’eux parce que le jazz n’est plus grand art populaire qu’il fut. C’est une lutte constante pour les musiciens de jazz et je voulais que cette scène représente ça.
On sent aussi que l’obsession de réussite d’Andrew est dûe au fait que son père, lui, a plutôt raté sa vie.
Oui son père est un écrivain frustré et Fletcher comprend ça immédiatement, il s’en sert pour piquer Andrew en lui répétant que son père est un raté.

Damien Chazelle, imperturbable malgré l’insoutenable fournaise deauvillaise. Crédit photo : David Mikanowski.
Whiplash reçoit un accueil incroyable partout où il passe depuis Sundance. Quel effet ça fait ? Est ce que ça vous paralyse pour votre film suivant ?
Non, parce que je me sens toujours comme un underdog. Je suis toujours pessimiste et même si les choses se passent très bien, je ne vois généralement que le côté négatif. D’un côté c’est un peu déprimant, mais pour moi c’est important parce qu’à mon avis, dés qu’on devient content de soi, on devient un peu nul. Il faut être toujours insatisfait, toujours avoir faim parce que dans le cas contraire, c’est à ce moment là qu’on plonge…
PROPOS RECUEILLIS LE 12 SEPTEMBRE 2014 PAR DAVID MIKANOWSKI ET JOHN PLISSKEN AU FESTIVAL DU FILM AMERICAIN DE DEAUVILLE. Mise en forme : John Plissken.
Remerciements : Michel Burstein et Yukie Lizuka.
A SUIVRE DEMAIN : interview de l’acteur Miles Teller et critique du film.
Whiplash, de Damien Chazelle. Scénario : Damien Chazelle. Durée : 1h47. Sortie salles le 24 décembre.
mmmh… je sens que je vais adorer cette semaine! 🙂