
Shenmue III : le marchandage de la nostalgie
16 juin 2015. Los Angeles. Après un début de conférence dantesque annonçant coup sur coup le retour d’un jeu que plus personne n’attendait (Last Guardian), le revival d’un monument (Final Fantasy VII) et la promesse d’une nouvelle licence (Horizon), Sony achève tout le monde en faisant monter Yu Suzuki sur scène. Pour annoncer Shenmue 3 ? Presque. Pour lancer le Kickstarter du jeu et demander le soutien des joueurs pour réaliser leur rêve. Presque quinze ans après la sortie du second opus, le miracle s’est produit pour beaucoup de joueurs. Mais, derrière ce tour de magie se trouve une machine marketing dont la légitimité prête à douter, surtout lorsque Sony met des billes dans l’opération.
Retour en arrière. 29 décembre 1999. Shenmue sort au Japon sur DREAMCAST par un Sega qui pense clairement que le nouveau jeu de Yu Suzuki (Hang-On, Space Harrier, OutRun, Virtua Fighter, c’est lui) peut rapporter gros. A la base prévu comme un spin-off de Virtua Fighter, Shenmue devient un jeu d’aventure inédit, pensé pour être développé comme une grande saga de 11 chapitres. Le jeu obtient d’excellentes critiques mais récoltera à peine 1.2 millions de ventes à travers le monde. Un score plus qu’honorable, mais comparé aux 50 millions dépensés dans le développement du jeu, c’est bien maigre. Qu’à cela ne tienne, Sega persévère et laisse Yu Suzuki développer le second opus, toujours sur DREMCAST, mais en veillant à ce que l’histoire accélère un peu le rythme pour ne pas se retrouver avec dix épisodes. Alors que Shenmue premier du nom comptait seulement le premier chapitre de l’histoire, le second volet proposera les chapitres 2 à 6 de la saga. Sauf qu’au moment où Shenmue 2 sort, la DREAMCAST est déjà condamnée. La légende veut que ce soit le développement de la licence qui ait coulé Sega et forcé son abandon du monde des consoles, et ce n’est pas entièrement faux, même si l’arrivée de la PS2 et la XBOX a mis un bon coup de frein aux ventes. Shenmue 2 sur DREAMCAST ne verra jamais le jour aux USA mais sera proposé en version XBOX dans une édition remastérisée, histoire de tâter le terrain. Peine perdue, le jeu ne se vend pas, et le troisième volet annoncé en novembre 2001 sera purement et simplement annulé.
Petit rappel de la licence et de son principe : Shenmue contait l’histoire de Ryo Hazuki à la recherche du meurtrier de son père en 1986. Jeu très singulier encore aujourd’hui, il vous mettait dans la peau du héros dans le quotidien de la petite ville japonaise de Yokosuka. Simulation de vie, jeu de combat et d’aventure, jeu d’enquête, Shenmue était tout ça à la fois. Précurseur du jeu d’aventure open-world, titre qui a cautionné l’utilisation abusive des QTE lors des cinématiques (c’est même Yu Suzuki himself qui a inventé le terme), contemplatif sur beaucoup de points, Shenmue a clairement tenté beaucoup de nouvelles choses et est à l’origine de nombreuses idées de gameplay encore utilisées aujourd’hui. Le cycle jour/nuit était présent, et le personnage devait mener son enquête dans la petite ville tout en gérant son temps jusqu’à la nuit, et connaître de mieux en mieux le voisinage et les aider le mieux possible. Ryo devait gagner son argent en tant que manutentionnaire histoire de ne pas se retrouver sans le sou et pouvoir dépenser son salaire dans des capsules inutiles ou de mettre quelques piécettes pour jouer à la borne Hang-On. Oui, le jeu était disponible avec Space Harrier, et vous pouviez même l’avoir dans votre appartement pour y jouer comme bon vous semble via une loterie dans le conbini du coin. Bref, un vrai jeu d’aventure particulier, qui a certes vieilli aujourd’hui, mais bénéficie d’un charme indéniable et d’une certaine nostalgie pour qui y a joué à l’époque (vu les ventes, apparemment pas beaucoup de monde).
Le second épisode poussait la console dans ses retranchements et proposait cette fois plusieurs décors : Ryo découvrait que le meurtrier était parti à Honk-Kong et décidait donc de prendre le bateau pour partir à sa poursuite. Déjà magnifique sur le premier opus, Shenmue 2 était somptueux pour la vieille console de Sega. La DREAMCAST est encore aujourd’hui la seule console de sa génération affichant une image nette sur les télévisions HD, et les qualités de cette machine en avance sur son temps sont légions. Tout le monde se souvient de ce décor où une dizaine de moines s’entraînait au kung-fu dans l’arrière-cour d’une maison. Sauf qu’évidemment, arrivés à la fin du quatrième disque, Ryo et Shenhua, la fameuse fille de ses rêves, se retrouvaient dans le village de Gullin et découvraient alors un mystérieux message dans une grotte isolée et… c’est tout. Le jeu finissait sur ce cliffhanger atroce sans que l’on puisse connaître la fin de l’histoire.
Cette coupure franche donnait encore plus d’espoir aux fans de la licence de ne pas voir Suzuki laisser son bébé sans la fin de son histoire. Malheureusement, Sega était loin d’être le géant qu’il avait été, et même si l’appel d’une exclusivité pourrait être l’occasion de signer un gros chèque chez un éditeur, les ventes décevantes de la licence furent clairement un frein à la production de ce troisième opus. Yu Suzuki a toujours nourri l’espoir qu’il terminerait sa saga, mais personne n’en voulait, sauf les fans. Et c’est bien là le souci de ce genre de jeu. Tout comme Mirror’s Edge par exemple, Shenmue bénéficie d’un succès d’estime alors que le nombre de joueurs ayant réellement joué au jeu n’est pas si énorme que ça. Certes, beaucoup de joueurs ont découvert les deux jeux après coup, moi y compris. Mais dans un média qui se renouvelle constamment et qui a bien évolué en quinze ans, est-ce que la licence est encore exploitable aujourd’hui, surtout comparé aux mastodontes que sont GTA ou encore Sleeping Dogs ?
Pourtant, Sega a parfois continué à exploiter la licence. En 2004, l’éditeur annonça Shenmue Online, sorte de spin-off en MMORPG sur l’univers du second opus. Comme pour certaines licences reconnues, le jeu était prévu principalement pour les marchés coréens et chinois sur PC. Sauf que durant les années suivantes, le jeu se dévoila régulièrement mais sans donner de date ou de l’état du développement. Suzuki, qui était bien sur le projet, avoua que le développement d’un jeu en ligne était compliqué. La phase bêta du jeu devait arriver en 2005, mais rien ne se produisit. En 2006, le jeu se dévoila de nouveau, avec des graphismes améliorés mais jamais transcendants, même pour un jeu en ligne. Puis, plus de nouvelles. Sega n’a jamais réellement confirmé son annulation, qui ne fait cependant aucun doute. On ne saura jamais ce qu’il s’est réellement passé, mais on suppose que le vague engouement autour du jeu et de la licence força Sega à abandonner le projet. Encore un coup dur pour un éventuel troisième volet.
Yu Suzuki lança alors son propre studio indépendant, Ys Net, en 2008, puis en 2010, il annonça un nouveau projet sur la licence, un free-to-play à destination des mobiles, Shenmue Gai. Le jeu ne dépassa toutefois pas l’année d’existence et ferma ses portes en 2011. Les années suivantes, bon nombre de rumeurs, pétitions, réalisations maisons inondèrent le web. Suzuki a toujours déclaré être motivé pour se relancer sur le jeu. Mais le noyau de fans resta toujours insuffisant pour motiver un quelconque éditeur à se lancer dans un projet qui avait toutes les chances d’être très ambitieux et très coûteux. On eu aussi droit en 2012 à une rumeur selon laquelle Sega avait dans sa besace des remakes HD pour PSN et Xbox Live des deux premiers épisodes, déjà prêts mais qu’elle attendait le bon moment pour les lancer. Une rumeur jamais vérifiée.
Pourtant, c’est en mars 2013, lors de la GDC, qu’un tweet mit la puce à l’oreille à de nombreux fans. Elle vint du General Manager de la GDC postant une photo avec Yu Suzuki et Mark Cerny, l’architecte et développeur de la PS4 avec une petite légende qui fit parler d’elle:
Mark Cerny & Yu Suzuki talking strategy for Shenmue III. For reals you guys.
Un Shenmue 3 exclusif à la PS4 ? Une rumeur folle étayée par quelqu’un qui n’avait aucune raison de créer le buzz. Sauf que le message resta sans suite pendant quelques années, jusqu’à un nouveau tweet en 2015 de Yu Suzuki, postant la photo d’un chariot élévateur juste avant les conférences de l’E3. Un message que tous les fans comprirent, et qui va se confirmer quelques jours plus tard.
Et voilà. Le Kickstarter de Shenmue 3 est donc lancé en live lors de la conférence de Sony. Le jeu est donc développé par Ys Net et sortira en 2017 sur PS4 et PC. Sauf qu’après un démarrage canon, le financement stagne et que même avec une poussée habituelle des projets Kickstarter, le jeu obtient un peu plus de 6 millions, ce qui en fait tout de même le projet ayant récolté le plus d’argent sur la plate-forme. Mais voilà, sur les stretch goals dévoilés au fur et à mesure, il faudrait 11 millions pour permettre à Yu Suzuki et ses équipes de créer le jeu de leur rêve et placer tout de dont ils ont envie dans leur open world. Qu’en est-il alors des deux millions demandés à la base ? Alors que le principe de Kickstarter insiste sur le fait que le jeu créé avec le budget initial doit avoir toutes les promesses de base, on peut légitimement douter sur la possibilité d’avoir un vrai Shenmue pour deux millions, alors que les deux premiers ont coûté la bagatelle de 70 millions de dollars. A quoi donc sert le financement ? Peut-être un camouflage un peu honteux pour jauger de l’attente du public sur cette licence. Toujours est-il que plusieurs inconnues sont toujours d’actualité à l’heure où j’écris ces lignes. Quel est le véritable rôle de Sony ? Yu Suzuki assure que le géant japonais se cantonne au rôle de producteur et d’éditeur mais ne touchera pas un centime de l’argent de Kickstarter. On se doute évidemment que Sony mettra un petit pactole pour s’assurer de garder l’exclusivité, mais tout comme Bloodstained de Iga qui était déjà financé avant même le lancement de la campagne, on commence à se rendre compte petit à petit, qu’après avoir donné l’opportunité aux petits jeux indés de financer leur jeu à la sueur de leur front, le succès de la plate-forme sert maintenant aux plus gros à faire un gigantesque sondage auprès d’un public capable de payer 100 $ pour accéder à une version démo du jeu. Il se murmure même que la version boîte, déjà acquise par les gens qui ont mis le prix sur Kickstarter, ne sortirait pas dans le commerce. Ys Net n’a pas confirmé cette info. Mais si le jeu a du succès en dématérialisé et que Sony reste derrière, nul doute que le jeu débarquera sur les étals comme beaucoup d’autres jeux démat’ avant lui.
Il faut être honnête et regarder Shenmue 3 tel qu’il pourrait être maintenant. Si Suzuki décide de moderniser la formule pour coller aux cadors du genre, les puristes vont reprocher au créateur d’avoir perdu son âme pour plaire au plus grand nombre. S’il préfère garder les vieilles mécaniques de jeu comme le font trop souvent les jeux japonais, les fans hardcore seront aux anges mais le jeu ne se vendra pas. A la différence d’un Ocarina of Time qui n’a pas vieilli d’un iota surtout au niveau du gameplay, Shenmue est ancré dans son époque : découvrir la licence maintenant ferait l’effet d’une douche froide pour le jeune joueur qui voudrait se faire une culture vidéoludique. Certes, il regarderait l’objet poliment, accepterait peut-être ses défauts qui ne passent plus aujourd’hui et lui trouverait peut-être un charme suranné, mais Shenmue est comme cette copine de 4ème dont on garde un merveilleux souvenir de l’époque mais qui ne correspond plus à nos goûts d’aujourd’hui. Il suffit de regarder le dernier « trailer » mis à disposition pour s’en convaincre : on retrouve les effets cinématographiques vieillots et incompréhensibles de l’époque, avec un graphisme daté et qui, en toute franchise, ne fait pas du tout envie. C’est encore en développement, certes, mais quand on s’en sert comme une note d’intention, il y a de quoi avoir peur. Vu l’engouement et la relance du financement sur les derniers jours, il faut croire que cela n’a pas refroidi les fans (et il y a de quoi), même si Yu Suzuki a mis en place un système Paypal pour que les gens continuent de donner des sous après le Kickstarter pour aider au développement. Quand on voit les gros projets qui ont réussi leur financement mais se retrouve empêtré dans leurs promesses (Broken Age, Star Citizen), on attendra avant de juger. Maintenant, la balle est dans le camp de Yu Suzuki. Au milieu de cette mélasse marketing de Sony et de ce noyau de fans hardcore, la seule façon pour réussir son Shenmue 3 serait de refaire le même tour de magie qu’il y a quinze ans : subjuguer le joueur au cœur d’une aventure sincère au charme certain, donnant vie à un monde crédible et cohérent et faire qu’on s’y accroche. La concurrence est bien plus rude qu’autrefois, mais on sent que le bougre n’a pas dit son dernier mot. C’est tout le bien qu’on lui souhaite, mais le combat sera difficile.
Il y a quelques biais logiques très gênants dans votre article. Pourquoi vous référer aux 70 millions dépensés à l’époque pour expliquer que 10 millions (ou 2) ne seraient pas suffisants? Les 70 millions de l’époque, ça représente le coût de développement (moteur graphique inclus) sur Saturn, puis le tabula rasa pour le développer sur Dreamcast!
Aujourd’hui YS part avec un moteur graphique déjà existant (Unreal Engine 4), un script existant, le chara design en grande partie réalisé, etc.
Qui plus est, les outils informatiques d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’il y a 20 ans. Ils permettent des résultats exceptionnels avec des moyens financiers bien moindres. Pour rappel, The Witcher III c’est 10 millions de budget…
Alors peux-t-on faire une shenmue III avec 2 millions de nos jours? Certainement, mais un Shenmue qui ne serait pas novateur. Les paliers de financement vont permettre à l’équipe d’innover en travaillant sur des nouveautés relatives au gameplay et pas seulement aux graphismes.
Shenmue III ne sera pas un jeu AAA, il ne fera pas dans l’esbroufe et la démesure mais tout ce qu’on lui demande, c’est d’être une suite digne. On peut laisser à Yu Suzuki le bénéfice du doute…
Pardon, The Wither II et non III.
Alors petite erreur puisqu’aux dernières nouvelles, Witcher 3 c’est plutôt 32 millions de dollars, sans compter en plus les 35 alloués au marketing. On est donc loin des 10 millions.
Après, même si le moteur graphique est là, le chara design devra quand même être modifié pour se moderniser, et le script sera sans doute retouché pour correspondre aux attentes d’aujourd’hui.
Le souci c’est que Shenmue, pour raconter son histoire, se doit d’avoir des critères AAA pour ne pas avoir un sentiment « vieillot », que l’on a quand on regarde les premières vidéos. Shenmue raconte une aventure, dans un jeu à monde ouvert avec probablement une cité à créer et tout ce qu’il y a avec. Le principe de base même de Shenmue ne peut pas se cantonner à être un jeu indépendant ou moyen, sauf s’il change radicalement son concept de base.
Il ne faut pas juger le projet sur des trailers faits à la va-vite pour les besoins du kickstarter et alors que le jeu en est au tout début de sa phase de pré-production.
Notez également que dans mon message suivant je précisais que j’évoquais The Witcher II qui est bien annoncé à 10 millions et non le III. The Witcher II a montré qu’on pouvait ressembler à un AAA sans en avoir le budget. Souhaitons le même destin à Shenmue, et gardons l’esprit positif par rapport à un projet que tout le monde pensait impossible il y a encore 1 mois.
Au temps pour moi, j’avais pas vu le deuxième message!
Après, on pourra toujours débattre longuement sur les budgets des jeux et les conditions (comme tu dis, probables relances de développement sur Shenmue, Witcher est un jeu polonais, pays où le coût de la vie et le salaire moyen est moins élevé qu’ailleurs…), le but de l’article n’était pas de démontrer qu’il leur fallait un budget monumental pour assouvir leurs objectifs mais bien de voir à long terme, sachant que des gros s’y sont cassés les dents, comme un Broken Age qui a même dû virer des gens alors que ça reste « qu’un » point’n click.
Ce qui m’embête un peu dans ce projet, c’est de voir que des petits studios, des petits groupes de gens se décarcassent pour préparer le lancement du Kickstarter avec des vidéos de gameplay parfois, mais au moins quelque chose qui démontre ce que le jeu aura dans le ventre. On donne quand même de l’argent pour qu’il puisse faire le jeu, ce n’est pas une simple précommande puisque rien n’est fait. Les trailers « faits à la va-vite » sont censés vendre un minimum le jeu et sont des notes d’intention. Et objectivement, ce que j’ai vu ne m’a pas rassuré, et n’importe quel joueur conscient du projet ne devrait pas l’être non plus.
Après, le but de l’article n’est pas de détruire le projet, au contraire. Avoir un tel projet tient du miracle, et j’en suis conscient. Ce que je reproche, c’est le manque de clarté et certaines questions purement marketing pour un jeu qui, je le rappelle, est principalement financé par les joueurs. J’espère sincèrement que le jeu sera réussi, vraiment. Mais de mon point de vue, donner de l’argent sur de simples promesses sur la suite d’un jeu qui a vieilli fait un peu peur.