Stan Lee : portrait du scénariste en demi-dieu

Stan Lee : portrait du scénariste en demi-dieu

Stan Lee est mort hier à l’âge de 95 ans. On ne reviendra pas ici sur la litanie de personnages qu’il a cocréés avec des artistes de l’envergure de Jack Kirby et Steve Ditko, les Spider-Man, Hulk, Doctor Strange et autres Fantastic Four. Sa carrière pose néanmoins la question controversée de la (co)création. En matière de BD, qu’est-ce qu’une idée tant qu’elle n’est pas devenue dessin ?

[Photo © Gage Skidmore]

Les hommages se multiplient. Mon objectif n’est pas d’ajouter une énième couronne à une montagne de fleurs déjà considérable. Stan Lee était un colosse de la bande dessinée américaine, tous les lecteurs de comics lui doivent beaucoup. C’est indéniable. Et c’est posé. Le coup est marqué. (On peut aussi relire ici la critique de l’excellente monographie que Les Moutons électriques lui ont consacrée en 2013.)

Je reviens simplement sur une dimension de son travail qui m’a particulièrement intéressé, et qui s’est trouvé cristallisée dans le documentaire du Britannique Jonathan Ross, intitulé In Search of Steve Ditko. Un docu donc consacré au dessinateur et lui-même scénariste Steve Ditko, reclus, secret, officiellement cocréateur de Spider-Man et de Doctor Strange. Une position de “cocréation” longtemps problématique.

Primo, la relation des deux cocréateurs a évolué au fil du temps, tout comme leurs apports respectifs à l’œuvre commune. Un lecteur lambda qui n’a pas accès aux coulisses imagine, en voyant les signatures au début d’un épisode, que par essence, Stan Lee a imaginé l’histoire et écrit les textes (script), qu’il a transmis son boulot à Steve Ditko, et que celui-ci s’est chargé ensuite de la mise en image (art).

Or, ce n’était clairement pas aussi simple, du moins dans le travail de Lee et Ditko sur Spider-Man. Stan Lee en parle dans ces termes : « Au début, je fournissais une histoire plutôt détaillée et Steve la dessinait, de la façon qu’il voulait. Je ne lui donnais pas un scénario complet. Il ajoutait des éléments auxquels je n’avais même pas pensé. Il me donnait ensuite les pages et j’y ajoutais les dialogues, en tentant de donner à toutes et tous la personnalité que je souhaitais leur attribuer. »

Cela change avec le temps : « Steve était si bon pour tout ce qui touchait à la narration que, peu à peu, je le laissais développer la majeure partie de l’histoire. Je lui disais simplement : et si on choisissait Sandman comme méchant dans le prochain récit ? Et parfois rien de plus. Il développait l’histoire, me donnait les pages et j’essayais de tout faire tenir ensemble via mes dialogues et mes descriptions. Un peu plus tard, je n’en disais même plus autant à Steve. Il créait l’histoire dont il avait envie, m’apportait les pages dessinées… C’était comme de remplir une grille de mots croisés. C’était quelque chose que je découvrais complètement. Je ne savais pas à quoi m’attendre. »

Secundo, cela pose la question de savoir « qui crée quoi ». Dans le documentaire, Stan Lee exprime très clairement son avis : c’est celui qui a l’idée d’un personnage qui en est le créateur. Steve Ditko, quant à lui, avait une vision bien différente. En 1999, il a défendu son point de vue dans un fanzine (cf. ci-dessous). À ses yeux, avoir une idée est une chose ; tant qu’elle n’est pas devenue un élément tangible, cela reste une idée. Dans son cas, il a fallu qu’il dessine le scénario, qu’il lui « donne vie », pour rendre cette idée matérielle.

Stan Lee, après mûre réflexion, a accepté de présenter Steve Ditko comme le cocréateur de Spider-Man. Il a même écrit un courrier tout à fait officiel en ce sens. Ceci étant, la formulation ici a toute son importance. Car au lieu d’écrire « Steve Ditko est le cocréateur de Spider-Man », il indique : « J’ai toujours considéré Steve Ditko comme le cocréateur de Spider-Man. » La nuance est de taille. Il ne s’agit pas d’un état naturel et permanent : le statut de cocréateur de Ditko dépend du bon vouloir de Lee. C’est comme une gratification qu’il lui accorde pour « services rendus ».

Pas de quoi contenter Steve Ditko. Cela nous ramène au phénomène de la « Création », avec la majuscule que le « Créateur tout-puissant » veut bien y appliquer. Prenez un exemple basique : une scène de bataille sur une double page. Deux armées dans un univers fantasy, avec des milliers de lances, d’épées, de heaumes, d’armures, de chevaux caparaçonnés, d’étendards, dans une plaine recouverte de chair et d’acier. Pour un scénariste, cela représente peut-être une demi-ligne de texte : « Et les armées s’affrontèrent dans la plaine. » Pour le dessinateur – voire les dessinateurs, qui assureront le crayonné, l’encrage, le lettrage, etc. – cela peut exiger plusieurs jours voire semaines de travail.

Au-delà même de la quantité de travail nécessaire (et du déséquilibre entre « cocréateurs »), le point de vue de Steve Ditko semble tout à fait valable : tant qu’une idée n’est pas dessinée, elle n’est qu’un concept. Il est fort possible qu’un Spider-Man dessiné autrement par un autre dessinateur n’aurait pas eu la postérité qu’il a connue avec Ditko. En matière de bande dessinée, qu’est-ce qu’une idée-mots tant qu’elle ne devient pas une idée-image ? Stan Lee aurait aussi bien pu écrire des romans…

Et que serait Spidey sans le costume iconique dessiné par Ditko ? Ce à quoi Lee répond : « Si Spider-Man, dessiné par quelqu’un d’autre que Steve Ditko, n’avait pas eu le même succès, cela aurait simplement signifié que j’aurais créé un personnage qui se serait avéré être un échec. »

Tertio, et on le voit bien avec ce qui précède, déterminer « qui crée quoi dans quelle mesure » peut s’avérer problématique, voire impossible. Prenez Doctor Strange. Steve Ditko a eu l’idée de ce chirurgien devenu magicien, a approché Stan Lee avec cette idée qu’ils ont développée ensemble. Or, Stan Lee est toujours crédité comme cocréateur de Doctor Strange. N’est-ce pas… étrange ?

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