
Stranger Things : Dracula chez les ploucs
Stranger Things, l’enfant incestueux de Stephen King et d’une balle de squash ? Pour comprendre la (géniale) série des Duffer Brothers, il convient peut-être de remonter un peu plus loin que les années 80. Chaussez vos Stan Smith et entrez dans la Danse Macabre.
Stephen King est présent partout dans Stranger Things, la série des frères Duffer qui a tant captivé son public – et divisé la rédaction du Daily Mars. En thèmes et en motifs, en petites musiques (celle du Christine de John Carpenter) et en intertitres (les titres de chapitres rappelant la police de caractères et le générique du Dead Zone de David Cronenberg). Même le nez sanguinolent d’Eleven fait irrémédiablement penser à la Carrie de Brian De Palma, film adapté du premier roman publié de King. Le baptême du sang d’une jeune fille ayant ses premières règles… Dans le roman de King comme dans la série télévisée des Duffer Brothers, la jeune fille/femme saigne devant des observateurs aux réactions oscillant entre l’hostilité et la compassion.
Chez Carrie, cependant, c’est le point de départ d’une longue embardée vers une forme de destruction totale, enclenchée par une mère portée vers les extrêmes religieux ; chez Eleven, il ne s’agit que d’un corollaire à son pouvoir de créer des ponts entre les dimensions, pouvoir exploité par un « père » porté vers les extrêmes scientifiques (ou politiques, ou militaires, cela reste obscur). Mais là où Carrie se prenait un seau de sang de cochon sur la tête, créant ainsi cette silhouette rougissime digne des meilleurs films de Dario Argento, Eleven est davantage l’héritière de ces œuvres où un rouge sang insistant mais discret dit tout du passage de l’enfant à la jeune femme. De la capeline écarlate du Petit Chaperon rouge dans La Compagnie des loups jusqu’à la blessure, plus métaphorique encore, de Clarice Starling dans Le Silence des agneaux, lorsqu’elle pénètre dans l’antre du loup : le garde-meuble d’Hannibal Lecter.
Il est toutefois une façon, plus profonde encore, pour le roi du Maine d’imprégner l’univers des Duffer Brothers : la mécanique créative même qui a pu engendrer Stranger Things. Il faut ici revenir aux premiers romans de Stephen King. À Carrie, donc. Mais surtout au deuxième roman publié par King, Salem (Salem’s Lot en VO), en 1975.
Carrie au bal des vampires
Dans son Anatomie de l’horreur (Danse Macabre, en VO), Stephen King revient sur la genèse de Salem en tant que relecture du Dracula de Bram Stoker. Un roman typique du fameux « Et si… ? » En l’occurrence : et si Dracula, au lieu de débarquer dans le Londres du XIXe siècle, s’installait en douce dans une bourgade sans histoire de la Nouvelle-Angleterre ? Un homme ouvre une boutique à Salem avec un associé que personne ne voit jamais. Il rachète également la maison Marsten, lugubre bâtisse délabrée qui surplombe la bourgade. Le loup est désormais dans la bergerie : l’associé en question, un vampire, commence à « coloniser » les habitants les uns après les autres.
Stephen King décrit l’opération créatrice à la base de ce roman en la comparant au « racquetball », une forme de squash très populaire aux États-Unis. Le roman a ainsi été le mur contre lequel il a fait rebondir – métaphoriquement et thématiquement parlant, bien sûr – sa balle Salem :
Au bout d’un certain temps, j’avais la sensation de jouer une intéressante (…) partie de squash littéraire : Salem était la balle et Dracula le mur contre lequel je la lançais sans me lasser, attendant de voir de quelle façon elle allait rebondir. En fait, certains des rebonds ont été des plus passionnants, et j’attribue cette réussite au fait que, bien que ma balle ait été fabriquée au XXe siècle, le mur sur lequel je la lançais était un pur produit du XlXe siècle.
Plutôt que d’une simple transposition de Dracula à l’époque moderne, d’un pastiche ou d’un repompage malhonnête, il faut donc y voir un jeu de « squash littéraire » permettant à King d’insuffler d’emblée une dynamique thématique forte à un roman qui ne s’y limite toutefois pas. Pour rappel, Salem est certes un roman d’horreur – une histoire d’invasion vampire – mais aussi et surtout un fabuleux roman examinant une petite ville américaine partir en quenouille sous l’effet d’une impulsion extérieure qui exploite ses propres faiblesses. Un thème qui deviendra récurrent dans l’œuvre de King. Citons en vrac Bazaar, Under the Dome et, à l’échelle de la Terre, Le Fléau.
Cela ne rappelle pas encore tout à fait Stranger Things, où la (littérale) descente aux enfers ne concerne encore que deux familles et quelques extras. Rappelons cependant qu’il ne s’agit que d’une première saison… et qu’il est fort probable que les frères Duffer amplifient leur propos dans la prochaine, en un mouvement assez classique. Et puis, les ados de Stranger Things ressemblent furieusement à une bande de chasseurs de vampire… Même si leur préoccupation majeure reste de sauver leur pote, ils sont prêts à tout. Et même à éradiquer le Comte… pardons, la créature sans nom.
Nouveau départ pour le passé
Pour revenir à la métaphore de King, les années 80, loin d’agir comme une simple madeleine de Proust pour quadras en mal de Goonies, composent, pour les Duffer Brothers, un mur culturel contre lequel ils peuvent jouer avec leur série. Ils y envoient leurs thèmes, leurs personnages, leurs idées afin qu’ils rebondissent, prennent de la vitesse et repartent dans une direction nouvelle. Un peu comme les Light Discs dans Tron.
Quant au choix des eighties comme référent culturel, on pourrait tout simplement y voir la reconnaissance d’une incroyable richesse thématique, à peine cachée par la fondamentale naïveté (au sens le plus noble du terme) du cinéma de la décennie. Certes, l’histoire de Stranger Things (dans sa première saison, en tout cas) aurait pu se passer en un autre temps et un autre lieu. Mais, comme le soulignait William S. Burroughs à propos du cut-up, sa technique littéraire consistant à découper des textes préexistants pour assembler de nouvelles narrations : le résultat final est meilleur si le matériau de base est excellent.
Les 80’s paraissent un choix des plus judicieux en tant que trame culturelle sur laquelle broder une histoire neuve. Certes, l’aspect ultra-référentiel fait d’abord ressembler leur série à une omelette géante d’Easter eggs, indigeste à force d’intentions et d’accumulations. Dans un premier temps, oui. Peut-être. Mais assez rapidement, on réalise avec étonnement que la machine fonctionne. Et diablement bien, avec ça. Il y a ici une cohérence en béton armé qui fait tenir tout l’édifice.
Et si, en fin de compte, la plus belle réussite de Stranger Things n’était pas précisément de ne pas s’être éloignée de son matériau de base ? Ce qui n’empêche pas quelques surprises, d’ailleurs. Le copain sauvé ne l’est pas totalement (twist final rappelant celui, fondateur, du Carrie de King et De Palma – sans parler de La Nuit des sangsues, bien sûr), la grande sœur ne se blottit pas dans les bras du marginal-au-grand-cœur avec qui elle a pourtant combattu la créature-de-la-nuit, et Mike n’a pas eu droit à son premier baiser.
La série reste fidèle en cela à son modèle : faut-il rappeler que les héros de Salem ne sauvent pas le monde ? La balle Stranger Things est repartie vers son mur référentiel. On attend impatiemment qu’elle rebondisse et revienne nous en mettre plein la vue.
Vincent Degrez
Jolie analyse dont je partage les diverses idées. Bien joué !
Merci Dwarfy29 ! Je me disais qu’il restait beaucoup à dire dans le lien entre « Salem » et « Stranger Things », le côté « groupe de chasseurs de vampires », mais je m’éloignais de mon sujet… Je reste très très fan des premiers King. V.
Je suis également fan des romans de King, notamment « ça » et « Le Fléau ». j’ai moins aimé « Salem » mais je suis d’accord avec toi sur le fait qu’on peut faire un lien entre l’oeuvre de l’écrivain et la série. S’il fallait trouver une truc qui s’en rapproche vraiment, je dirais « Dreamcatcher ». Il y a vraiment beaucoup de points communs…
Effectivement. Personnellement, j’adore « ça », « Shining » et « Histoire de Lisey ». Peut-être y aurait-il aussi des éléments à rechercher dans ce dernier : l’univers parallèle et assez sombre, cette créature effrayante (mais vue de façon parcellaire, si ma mémoire est bonne) et qui boulotte (forcément ?) le méchant à la fin… Pour moi, un King vraiment étrange, inhabituel donc vraiment intéressant. Expérimental, même.
J’aime bien l’analyse, même si je ne partage pas l’engouement sur cette série. De même, j’ai dévoré tout S. King et les saignements de nez, ils apparaissent de la même manière dans Charlie (Firestarter). Le point sur le rouge/sang et le parallèle avec le chaperon rouge (et les contes de fées, CF. Bettelheim) est particulièrement bien vu.
Merci Ozephe ! Je comprends ton absence d’engouement, ceci dit. C’était ma première réaction : trop de références, tout cela faisait trop « panoplie » à mon goût. Et puis mes terminaisons nerveuses ont commencé à me titiller en permanence, même hors de tout visionnage d’épisode. Pour moi, c’est un signe que quelque chose fonctionne en profondeur 🙂
Oui ! « Firestarter », je me souviens maintenant. J’avais cette image mais sans pouvoir mettre un titre dessus. Il y a peut-être aussi quelque à chose à aller chercher du côté de « Scanners » de Cronenberg (encore lui : lui aussi a défini les années 80, il faut l’avouer). Il faudrait faire un article sur les saignements de nez au cinéma et dans les séries télé… (si cela n’a pas été déjà fait, évidemment)
Saignement de nez au ciné et dans les séries, j’suis pressée de lire ça du coup ^^