
Stranger Things : Psycho 80’s (Netflix)
Ode aux années 80, délire nostalgique, opportunisme mélancolique, Stranger Things n’a pas manqué de qualificatif. Lancée sur Netflix le 15 juillet, la série a déclenché de nombreuses discussions où chacun y allait de sa petite référence, de Carpenter aux Goonies, en passant par Stephen King ou Poltergeist. Le site Vulture a été jusqu’à publier un abécédaire des nombreuses citations de la série au cinéma mais également à la musique (Carpenter) ou au design (Richard Greenberg). La créature des Duffer Brothers (Hidden, Wayward Pines) a provoqué chez les spectateurs autant d’agacement (hommage stérile, pompage éhonté) que d’odeur des célèbres madeleines de Proust (glorieuses eighties).
Stranger Things, vulgaire carte bingo d’une génération nostalgique ? Promenade dans les dédales d’une culture passée comme on marcherait entre les tombes d’un cimetière ? Les références, au sein de la série, se multiplient, créant autant d’easter eggs ludiques ou fatigants selon notre capacité à s’émouvoir. Mais au-delà de l’aspect sentimental, du prisme des modèles que la série invoque, les Duffer Brothers appellent un autre modèle : Psycho de Gus Van Sant.
Et si, pour comprendre Stranger Things, il fallait regarder du côté des analyses du célèbre remake ?
« … Faire à nouveau. »
Il y a cette phrase de Jean-Marc Lalanne, alors critique aux Cahiers du Cinéma, où il écrit qu’il ne s’agit pas pour Gus Van Sant de faire « un nouveau Psycho » mais de faire Psycho « à nouveau ». C’est peut-être aussi la définition du projet des frangins, où il y a, finalement, moins un travail d’hommage que de reconstitution. L’agencement compulsif des différents stigmates place le spectateur dans une étrange position où il se retrouve propulsé dans le passé (ses souvenirs), tout en activant sa capacité à anticiper des formes (futur).
Dans son analyse pour le site Hors-Champs : « Motifs pour une étude visuelle : l’exemple de Psycho », André Habib écrit à propos du remake : « Psycho de Gus Van Sant « revoit » Psycho de Hitchcock et nous force à le revoir, sous lui, comme si les deux pellicules se trouvaient superposées dans notre mémoire, sautant constamment du film que nous voyons défiler au film mental que nous conservons en souvenir, donnant lieu à une expérience esthétique absolument saisissante. »¹ L’esthétisme, dans Stranger Things, importe moins que sa faculté à retravailler des motifs narratifs et c’est dans ce travail particulier que nous retrouvons la sensation décrite par André Habib. Rejaillit en nous les nombreuses références que nous relisons par superposition. Les souvenirs se réinjectent dans le programme des Duffer Brothers et un mouvement de balancier s’exécute entre la prescience d’un récit qui se réécrit et la nostalgie d’une narration qui se revit.
« … reparcourir un lieu de mémoire. »
Un peu plus loin, André Habib notera que « Gus Van Sant reparcourt un lieu de mémoire. » Si dans le cas présent, ce lieu se limite au cadre limité d’un seul film, dans celui de Stranger Things, c’est toute une génération culturelle qu’il revisite. Principal point de divergence entre le film et la série, quand le réalisateur refait à (presque) l’identique, les frères compilent selon l’esprit très contemporain du mashup. Les références, citations, reprises s’entrechoquent dans un ensemble bien équilibré où jaillit une nouvelle œuvre, entre cadavre exquis et élan postmoderniste, dans lequel le spectateur retrouve une position active (à lui de relier les points).
Ce big bang d’influences débouche, au même titre que Psycho, selon André Habib à « Un film […] temporellement indécidable, oscillant à l’image de notre propre oscillation mentale, entre l’ancien et le nouveau. » On y retrouve des éléments anachroniques composant un amalgame générationnel, présents davantage pour leur statut et leur encrage que leur valeur temporelle. À cela, s’ajoutent des marqueurs récents, pour rappeler que malgré l’entreprise de reconstitution, la minutie de la recomposition, Stranger Things est une série produite en 2016. De la nature de certains personnages à l’évolution du récit, la (re)création des Duffer Brothers n’est ni soumise, ni figée à son geste artistique. Les auteurs traduisent leur concept avec les moyens d’aujourd’hui (effets spéciaux, par exemple) et font ainsi papillonner la perception du spectateur.
« … la fin de l’innocence. »
La démarche jusqu’au-boutiste des auteurs impose un caractère définitif à la grande braderie 80’s où l’on recycle à tour de bras. Un peu comme Van Sant, en reproduisant à l’identique un film intouchable, rendait l’exercice du remake exsangue. Pour Jérôme Lauté (in Twenty-first Century Schizoid Man, revue Eclipse #41) « Le film de Gus Van Sant prouve qu’il n’est plus possible à l’orée du XXIème siècle de voir un film innocemment, ce qui en fait, en plus de son statut d’œuvre expérimentale, une sorte de mètre étalon servant à mesurer la part de suspension et d’incrédulité du spectateur aujourd’hui. Cela lui confère également une valeur de constat sur la dégradation du cinéma et l’évolution de la perception d’une histoire par les spectateurs. » L’exécution des frères Duffer conjure également le zeitgeist 80’s qui souffle sur notre production culturelle et s’impose en valeur absolue, laissant la simple nostalgie (opportuniste ou sincère) au placard des actes timides et inoffensifs.
Au même titre que le film de Gus Van Sant, Stranger Things s’inscrit dans un modèle de production tout à fait classique malgré son geste expérimental qui pourrait le placer dans un musée. Si l’effet est moins immédiatement radical que le remake, il n’en devient pas moins audacieux, jusque dans le fait d’apparaître au sein d’un mouvement convergent vers les années 80. Jérôme Lauté posait néanmoins cette question « Est-ce à dire que le discours sur le film est plus intéressant que le film lui-même ? » Pour l’auteur, le discours et la réception critique sont indissociables de la démarche. Stranger Things est un geste des auteurs vers la critique, les spectateurs, les conviant à participer à leur démarche. Au-delà de la réussite artistique ou non, leur volonté de refaire à partir de morceaux divers et variés, aura déjà suscité le débat. Si l’œuvre s’efface derrière sa réception, derrière sa nature, les Duffer Brothers auront réussi leur pari.
¹ Le réalisateur new-yorkais Frank Hudec a superposé les deux séquences de la douche (Hitchcock + Van Sant) pour un résultat fascinant :
Et bien moi plus que les films eighties, c’est l’impression de voir un très bonne adaptation d’un Stephen King inexistant qui m’a fait du bien, quand on voit le lot d’adaptations ratées de Stephen King existants.