
Sunn O))) – Life Metal (Southern Lord)
Un peu plus de trois ans après Kannon, disque étonnamment aérien et lumineux, les Américains de Sunn O))) revienne avec un nouvel album, première moitié d’un futur diptyque : Life Metal. Alors que le groupe semblait tendre ces dernières années vers une certaine épure – après ses collaborations notamment avec Ulver et Scott Walker – il revient cette fois-ci à ses racines drone. Alors ouvrez grand vos oreilles… pour y glisser vos plus belles boules Quiès.
« Bon voyage. » C’est sur cette bonne parole, en français dans le texte, que Stephen O’Malley conclut sa brève présentation de Life Metal, le dernier album de son groupe, Sunn O))).
Paris, dernier dimanche du mois de mars. La France vient de passer à l’heure d’été. Des hordes d’hommes, de femmes et d’enfants hurlants ont envahi les jardins publics et les terrasses de cafés pour profiter des prémices du printemps. Au même moment, quelques irréductibles, curieux ou téméraires, ont quant à eux choisi d’aller se couper du monde pour écouter, en avant-première, un album de drone metal. Que voulez-vous ? Tout le monde a besoin d’un passe-temps.
Pour ceux qui n’y auraient jamais mis les pieds, la salle de la Gaîté-Lyrique est une sorte de cube argenté, suspendu au deuxième étage de cet ancien théâtre parisien. Dans une demi-obscurité, douchées par une lumière rouge, quelques dizaines de personnes attendent sagement, assis sur des gradins. La plupart arborent des t-shirts noirs maculées de quelques taches de blanc. On peut y lire des noms comme Sunn O))), bien sûr, mais aussi Burzum, Neurosis… Rien que des fervents pratiquants de l’harmonie et du contrepoint, en somme.
Entrant un peu timidement dans la lumière d’un projecteur à l’avant-scène, comme si on l’avait poussé là, O’Malley – l’un des deux membres fondateurs et invariants de Sunn O))) – vient donc nous entretenir quelques minutes du dernier album de « Sunn » (oui, le « O))) » est muet, c’est plus chic) : Life Metal. Derrière sa grosse barbe et ses grands cheveux, il a l’air hésitant, presque empêché. Il parle tout bas, cherche et mâche ses mots, à tel point qu’on douterait presque que l’anglais est bien sa langue maternelle.

© Ronald Dick / Southern Lord
« Nous sommes très heureux que vous puissiez écouter l’album dans des conditions similaires à celles dans lesquelles nous l’avons pensé et créé en studio. Entre la production de Steve Albini et le mastering de Matt Colton, je pense que c’est ce qui se rapproche le plus du son “live” du groupe. »
Écouter un album d’une traite, d’un bout à l’autre, dans l’ordre, sans pause-pipi ni retour en arrière possible, est un exercice qui se pratique de moins en moins souvent aujourd’hui. Entre les baladeurs numériques, les services d’écoute en ligne, notre manière d’appréhender la musique s’est « atomisée » ces dernières années. On nous abreuve – et, à vrai dire, on s’abreuve très bien tout seuls – à longueur de journées de morceaux, de chansons, de singles, de clips et de playlists, mais répondez à cette question : quand est-ce que, pour la dernière fois, vous vous êtes installé confortablement chez vous (ou inconfortablement ailleurs) pour écouter un disque ?
L’époque de la tyrannie du hit de trois minutes calibré pour une rotation lourde sur la FM est révolue. Maintenant, cette pression, c’est nous qui l’appliquons, à chaque fois que nous appuyons sur le bouton « morceau suivant ». Sans même parler d’album « concept », il est de plus en plus compliqué pour des musiciens de penser leur production sur un temps long, celui d’un CD ou de la face d’un vinyle. Alors être « obligé » de s’asseoir une heure en silence et de ne rien faire d’autre qu’écouter est tout à la fois étrangement reposant et délicieusement anachronique. Pour un peu, on se croirait revenu sur les bancs de l’école. Une école d’un genre un peu spécial, on vous le concède.
Life Metal, son titre en forme de gros cliché eighties, sa bande-annonce et sa pochette colorée pouvaient laisser penser que le drone du duo américain avait lâché du lest. Seraient-ils devenus plus « grand public » ? Une sorte de Godspeed You! Black Emperor en (un peu) plus radical ?
Soyez rassurés, il n’en est rien, bien au contraire. En lieu et place, vous aurez droit à un vrai voyage au bout du bruit d’un peu plus d’une heure dix. Life Metal est peut-être l’album le plus âpre, le plus rude, le plus jusqu’au-boutiste de toute la discographie de Sunn O))).
Life Metal réussit le tour de force d’être à la fois tout ce qu’on peut attendre d’un album de Sunn O)))… sans pour autant céder à la facilité ou tomber dans l’auto-parodie. Il ressemble exactement à l’idée qu’on peut se faire d’un album de Sunn O))), avec ce son drone caractéristique : accords pachydermiques, larsens et distorsions étirés jusqu’à en devenir presque absurdes. Et pourtant, lorsqu’on réécoute la discographie du groupe, même à leurs débuts, jamais ils n’ont été aussi loin.
Les communiqués de presse publiés avant la sortie de l’album nous promettaient du violoncelle, du chant féminin, de l’orgue… Tout est là, mais incorporé, fusionné, amalgamé dans le magma sonore du disque. Life Metal est un disque pâteux, gras, visqueux. Il dégouline lentement le long de la pente mais, au bout du chemin, ce sera à vous de vous écarter si vous ne voulez pas vous retrouver écrasé sous son poids, parce qu’une chose est sûre : ce n’est pas lui qui déviera de sa trajectoire.
On comprend ceux qui jettent l’éponge au bout du premier morceau (les raisons sont un peu plus obscures quand on en vient à d’autres qui quittent la salle à dix minutes de la fin). C’est un peu comme le marathon : il y aussi peu de fierté à aimer ça que de honte à dire : « c’est pas pour moi ». Pas question d’être élitiste ou snob. Life Metal n’est de toute façon pas un disque aimable. Il est, à l’image de certaines personnes, élevé « à la dure », entre ses deux géniteurs (O’Malley et son collègue Greg Anderson) et la famille de musiciens dans laquelle il a grandi. Pas très commerçant, le garçon, il vous soumet une proposition, non négociable, à prendre ou à laisser.
Mais, s’il se présente brut de décoffrage, ce n’est pas un mauvais bougre pour autant. Il a même plutôt bon fond. S’il peut être très dur, paradoxalement, il ne s’en dégage aucune violence, aucune agressivité, ni même aucune volonté affichée de provocation. Corollairement, c’est un disque très peu prosélyte, qui risque de ne prêcher que des convertis.
Où commence la musique et où finit l’art contemporain, là où l’idée prime sur sa concrétisation ? En d’autres termes : qu’est-ce qui différencie Life Metal d’une longue – d’une très longue – balance des bruits blancs ? Là où la sincérité de la démarche d’O’Malley et Anderson pourrait ne pas suffire, la production de Steve Albini prend le relais. Avoir enregistré l’album en analogique et en deux semaines1, lui confère une texture particulière, des aspérités, des imperfections. Et pourtant, écoute après écoute, tout, absolument tout dans ce disque donne l’impression d’avoir été pensé et travaillé jusque dans ses moindres détails, jusqu’à la plus petite inflexion. C’est presque comme si on avait l’impression d’entendre la matière de la bande magnétique, une chaleur, une pulsation, un souffle. En un mot : de la vie. De la vie… un peu métal, certes.
1 La sortie d’un autre album, intitulé Pyroclasts et né des mêmes sessions d’enregistrement que Life Metal est prévu plus tard cette année. ↑
Life Metal de Sunn O))) est sorti le 26 avril 2019 sur le label Southern Lord