
Ted, drôle de coco d’Émilie Gleason
Entrez dans la vie électrique de Ted. En mouvement perpétuel, le jeune homme a besoin de régularité, voire de rituels, pour cadrer son existence. La fermeture temporaire de la ligne 4 du métro va mettre le boxon dans ce parcours trop bien rangé. Une expérience de BD incroyable de rythme, de couleur et d’inventivité.
L’histoire : Ted est un garçon d’habitudes. Au lever, petit coup d’œil sur la photo de classe. Souffler dans la cuvette des toilettes. Engouffrer ses céréales et son lait, filer prendre le métro 4, s’asseoir toujours sur le même siège (et pas un autre). Au boulot à la bibliothèque, répondre avec une précision d’ordinateur aux questions des visiteurs. Au fast-food à midi, choisir le « tripol tcheeze bécon sauce mayo extra fritos et un coca », jour après jour. Le soir, regarder la télévision, passer d’une chaîne à l’autre, engouffrer le repas réchauffé au micro-ondes, se brosser les dents, se coucher. La nuit, réveillé par une ambulance, il a envie de faire pipi mais impossible d’utiliser les toilettes (on en saura plus tard la raison : il déteste les petites bulles qu’engendre le bloc WC). Il fait donc pipi sous le matelas. Une vie réglée comme du papier à musique. Jusqu’à ce que la ligne 4 du métro soit fermée pour travaux durant deux semaines.
Mon avis : La première chose qui frappe dans ce Ted, drôle de coco, c’est le rythme. Avec ses jambes interminables, Ted semble courir même lorsqu’il est assis. La très belle couverture de cette BD éditée par les Genevois d’Atrabile dit tout de sa vie : le mouvement permanent, d’un lieu à l’autre et retour. Un cycle éternel – du moins, si tout va bien.
Car la fermeture momentanée du métro 4 va jouer les grains de sable dans la mécanique bien rodée de Ted. Il rencontre Mariam, une vieille dame qui l’invite à la répétition de sa chorale avant de s’inviter chez lui. Lorsqu’elle est renversée par une voiture, Ted, le cœur brisé, s’attache une corde autour du cou et lance l’autre bout de la corde par-dessus une branche d’arbre. Mais l’arbre ne pousse pas assez vite pour le pendre. Incompréhension.
Ted souffre du syndrome d’Asperger, une forme d’autisme. « Ted » est d’ailleurs l’acronyme de « troubles envahissants du développement », dénomination recouvrant en grande partie les troubles du spectre autistique. Pour son personnage, Émilie Gleason dit s’être librement inspirée de son petit frère, « bien vivant, diagnostiqué sur le tard, taiseux depuis toujours, un ovni aux grandes jambes qui adore le canard à l’orange et tous les trampolines du monde ».
Ted a besoin de régularité dans sa vie de tous les jours : le même siège dans le métro, le même repas de midi, une série de vêtements pour chaque jour de la semaine, etc. En corollaire, il éprouve les pires difficultés à accepter le moindre changement dans sa routine. Son père lui propose de mettre sa chemise du dimanche car celle du samedi est sale. Impossible pour Ted : on est samedi, pas dimanche. Le père doit donc faire preuve d’imagination pour trouver une solution : et si l’on décidait d’une nouvelle chemise, dédiée à la visite des grands-parents ? « Ben parfait », répond Ted.
Sa famille a changé de canapé ? Gros problème ! Ils lui ont acheté – surprise ! – un trampoline ? Problème à nouveau : ce n’est pas son anniversaire, ce n’est pas Noël…
Son syndrome signifie également qu’il n’a pas assimilé tous les codes sociaux. On ne dit pas à une dame qu’elle est « super grosse », même si c’est pour expliquer pourquoi on l’a quelque peu bousculée en se rasseyant dans le TGV. Ceci étant, la discussion permet parfois d’éclaircir les raisons d’une telle « rudesse ». Parfois. Pas toujours.
Ce flux narratif constant emporte le lecteur dans la psyché de Ted. Une pensée électrique, expressionniste, pleine de couleurs et de frénésie. On y lit l’incapacité fondamentale, pour la famille de Ted, à percer la barrière qui la sépare de sa vie à lui, de sa vie intérieure, de ses sentiments, de ses souffrances.
Sa tentative de suicide, ajoutée au fait qu’il ne réagit pas lorsque son père s’étouffe (ou plutôt fait semblant de s’étouffer, pour le tester), le mène chez le Dr Cheveu, qui le suit depuis longtemps. Résultat : une liste de médicaments longue comme un jour sans tripol tcheeze bécon. Et c’est le début d’une longue descente, provoquée par une chose aussi apparemment insignifiante que des travaux sur une ligne de métro.
Un récit psychotropique, souvent terrible mais où passent des éclairs d’humour bienvenus. Ces deux dimensions parfois fusionnent lorsque Ted prend une expression au pied de la lettre. Imaginez ce qu’un adage comme « Si t’as faim, mange ta main et garde l’autre pour demain » peut produire dans un esprit tel que le sien…
Le trait élastique d’Émilie Gleason, son choix de couleurs vives donnent beaucoup de chair à son récit. Il y aurait toute une étude à faire autour de la représentation (ou de la non-représentation) du visage de Ted. Et notamment ce moment d’un trouble absolu où, après une journée de travail, il se regarde dans la glace et où sa tête est remplacée par une masse rose indéterminée. Fort.
En accompagnement : Le film Yellow Submarine des Beatles, mais en accéléré.
Autour de la BD : Émilie Gleason a fait les Arts décoratifs à Strasbourg. Elle partage son temps désormais entre la BD, la BD et la BD : attachée de presse pour les éditions Çà et là, dessinatrice pour la presse et la jeunesse, auteure de livres chez de petits éditeurs et sous forme de fanzines autoédités. Un passage sur son site (www.emiliegleason.com) s’impose.
Ted
Écrit et dessiné par Émilie Gleason
Édité par Atrabile