Texto : anatomie d’une descente aux enfers

Texto : anatomie d’une descente aux enfers

Note de l'auteur

Ilya revient de prison pour découvrir que sa mère est morte. Se venger de l’homme qui l’a envoyé en taule ? Cela paraît inévitable. Plus qu’un thriller, Texto est un beau et brumeux roman sur l’impossibilité du retour.

L’histoire : Ilya revient de prison… trop tard : sa mère vient de mourir, il ne l’apprend qu’en arrivant à l’appartement qu’il partageait avec elle. Que lui reste-t-il, sinon se venger de celui qui, par pure perversité et sentiment de pouvoir, l’a envoyé derrière les barreaux alors qu’il n’avait commis aucun crime ? Une chose : le smartphone de ce flic pourri jusqu’à la moëlle. Pour gagner du temps sur la découverte du corps, Ilya usurpe l’identité de sa victime, qu’il explore beaucoup trop loin pour son propre bien.

Mon avis : Plusieurs thèmes se dégagent a priori de Texto, le nouveau roman du journaliste et romancier russe Dmitry Glukhovsky : notre vie en ligne et nos lâchetés qu’elle révèle, tout ce que notre smartphone peut dire de nous, notre obsession de tout garder (textos, tweets, e-mails), nos faiblesses, nos sombres secrets… L’omniprésence du Net dans nos existences. Mais aussi l’injustice de la société, la pourriture qui gangrène les organismes censés nous protéger, l’arbitraire d’une arrestation et les extrémités auxquelles elle peut mener (jusqu’à la destruction d’un être), la fragilité d’une communauté…

Il y a bien tout ceci dans ce roman, mais attention : il ne s’agit pas d’un thriller – du moins, pas réellement. Il ne s’agit pas exactement d’un roman noir, ni d’un roman social, ni d’un récit de vengeance sanglante ou de rémission des péchés. C’est un peu tout ceci à la fois… mais surtout autre chose.

Le rythme de Texto n’est pas celui d’un roman policier. Il n’y a pas à proprement parler d’enquête. Ilya ne cherche pas d’information croustillante pour “faire tomber” Petia, l’homme qui l’a envoyé en taule et, in fine, en prison pour sept longues années. Il explore le smartphone de Petia pour le comprendre. Dans un premier temps, il s’agit de faire croire au fait que Petia est toujours vivant, histoire de retarder toute volonté de le rechercher (mort ou vif).

Rapidement, cependant, Ilya entre dans l’existence de Petia. À l’image de son retour à Moscou, qu’il avait quittée pleine de couleurs et qu’il retrouve « plus sévère », « dévêtue jusqu’au granit », Ilya se heurte au mur d’une vie inconnue, opaque, monolithique. Lui qui revient d’une colonie pénitentiaire qui inculque l’absence de temporalité, il doit affronter des Moscovites pressés de vivre, qui bougent en tous sens, mais ne s’écoutent pas.

Texto a quelque chose de Neuromancien, le chef-d’œuvre de William Gibson, dans ce détachement par rapport au crime et à une société un peu trop avide de ranger ses membres dans la case “coupable”. Les « parasites blancs de la tempête de neige », en page 7, rappellent d’ailleurs le « ciel au-dessus du port, couleur télé calée sur un émetteur hors d’usage » de Gibson.

L’impasse qu’est la vie d’Ilya n’est pas totalement dénuée de poésie, cependant, même s’il s’agit d’une poésie résolument désespérée. Sa chambre d’adolescent, par exemple, offre une vue sur un dépôt de train. Aujourd’hui, il y voit surtout un terminus (symbolique plutôt appuyée), mais enfant, il y voyait plutôt un point de départ vers le monde. Sa chambre était le lieu où tout pouvait commencer ; de retour de prison, elle sera celle où tout se termine.

Dmitry Glukhovsky

Texto est aussi un cri d’amour pour Moscou : la capitale « s’éclairait elle-même, elle n’avait pas besoin d’étoiles ». Cela n’empêche pas Dmitry Glukhovsky d’en souligner les travers, les voies sans issue, les sens uniques qui ne mènent qu’à des culs de basse fosse. Un espace auquel un élément essentiel a été ôté.

Il en va de même de la relation d’Ilya avec Vera, son amour de jeunesse, qui l’a quitté alors qu’il était derrière les barreaux : « l’impression de se réveiller d’une anesthésie et qu’à la place d’un bras il trouvait un moignon ». L’auteur explore longuement ce thème du retour impossible, de la difficulté immense de se réinscrire dans une histoire générale lorsqu’on en a été arraché avec violence.

Tout cela ne peut que finir mal : « Il pensait avoir bien fait les choses, mais malgré ça il irait en enfer. La vie sur terre était ainsi organisée que tout le monde allait irrémédiablement en enfer. Surtout en Russie. »

Ce roman est intéressant en ceci qu’il constitue une étude anatomique. Celle d’une vie gâchée, d’une histoire familiale complexe et conflictuelle, d’une relation amoureuse condamnée. Il installe un parallèle riche entre Ilya et Petia, à la fois bourreaux et victimes l’un de l’autre ; prisons mutuelles. Le rythme est lent, parfois trop, car il colle à la lecture des textos et e-mails. Celle-ci impose une certaine lenteur dans la descente aux enfers. Et si elle manque peut-être d’intensité, elle correspond à une vision, grise et embrumée, des ruelles moscovites. Et des vies qui y prennent fin.

L’extrait : « Il fallait absolument aller à Moscou ce soir-là, en buvant de la bière dans ce train vespéral rempli de clubbeurs banlieusards qui se regardaient, des étrangers qui partageaient pourtant la même excitation.
Il avait absolument besoin de s’autoriser cette virée après la session de juin, quand il n’est plus possible de réfléchir, quand l’agenda est plein à craquer et qu’il ne reste plus d’espace dans la tête pour mémoriser quoi que ce soit, quand la craie provoque de l’asthme, quand le bourdonnement lointain des enseignants entendu depuis le fond de la classe donne la migraine, et le passage devant les exécuteurs-examinateurs des palpitations. Il voulait sentir que ce caldarium étouffant était derrière lui, que le véritable été était là, l’été aventureux, l’été voyageur, l’été amoureux, ses plus longues vacances, comme quand il était à l’école. Il voulait plonger dans la foule dansante, dans l’ivresse, boire la tasse de cette joie à s’en rendre malade et prendre le petit-déjeuner avec Vera à 7 heures du matin dans un Coffee House, la tête résonnant encore du tumulte de la nuit, à chuchoter en criant des banalités et des révélations éthyliques. »

Texto
Écrit par
Dmitry Glukhovsky
Édité par L’Atalante

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