
The Affair, dans l’ombre d’une liaison
Le drama de Showtime, dont la saison 2 a débuté hier, a séduit le public et la critique en revisitant la notion de point de vue et en questionnant celle de vérité. Comment le projet a-t-il été développé ? Le Daily Mars vous raconte.
Dimanche 11 janvier, à Los Angeles. Sur une scène aménagée dans le Beverly Hilton Hotel, Sarah Treem tient entre ses mains le Golden Globe de la meilleure série dramatique. La cocréatrice de The Affair – avec Hagai Levi – formule une série de remerciements à celles et ceux qui ont permis à la série de voir le jour.
Puis elle salue Jay Carson, son époux. « S’il y a bien une chose que j’ai apprise en écrivant une série sur une liaison, dit-elle, c’est combien le mariage est quelque chose à la fois essentiel et sacré. Quelque chose qui a de la valeur ».
N’allez pas croire que la jeune femme (35 ans) vient ici flatter les Américains les plus bigots. Surtout pas après les avoir déstabilisés en racontant l’histoire de Noah et Alison, un homme et une femme mariés qui succombent à une relation adultère. Il est plus juste de dire que quelque part, la boucle est bouclée.
L’amitié de deux scénaristes en toile de fond
L’histoire de The Affair, c’est à la fois une histoire sur une amitié et celle de couples. Un récit qui mêle amour et adultère, mais aussi réflexion de fond sur la narration.
Au départ, il y a l’amitié qui lie deux scénaristes, Sarah Treem et Hagai Levi. Elle est Américaine, a d’abord écrit pour le théâtre. Il est Israélien, cumule les casquettes de scénariste, producteur, réalisateur et… critique.
Leur rencontre date de 2007, alors que HBO lance la production d’In Treatment / En Analyse, adaptation d’une série israélienne, BeTipul, créée par Lévi (avec Nir Berrgman et Ori Sivan).
Produite par Mark Wahlberg et Steve Levinson (Entourage, Bordwalk Empire, Ballers), la série raconte les thérapies au long cours conduites par le docteur Paul Weston (formidable Gabriel Byrne) pendant trois saisons.
A chaque patient correspond un scénariste et pendant trois ans, Treem, qui est la benjamine de l’équipe, se retrouve à écrire l’histoire des patients les plus jeunes (Mia en saison 1, Oliver en saison 2 et Jesse en saison 3).
Alors qu’elle fait ses classes télévisuelles dans une des plus belles productions de la chaîne câblée, une amitié se tisse avec Levi, producteur exécutif et figure tutélaire de l’équipe qui voit passer quatre showrunners en trois ans.
Un projet et des emails en pagaille
Au terme de cette aventure, en 2010, tous deux décident de garder contact. Souvent défini comme un excellent fabricant de concept (plus qu’un scénariste qui aime maîtriser chaque processus de la création artistique), Hagai Levi commence à réfléchir à la création d’une histoire racontée à partir de deux points de vue et évoque le sujet par emails.
Au départ, Levi pense développer le projet pour la télé israélienne. Mais la jeune femme l’encourage à voir les choses différemment.
« Sarah (…) m’a suggéré de ne pas attendre qu’on me propose une nouvelle fois de faire un remake, raconte Hagai Levi dans un entretien pour Télérama. Nous avons d’ailleurs échangé les premiers éléments (…) d’un continent à l’autre. J’écrivais une moitié d’épisode, celle qui concernait le personnage de Noah, et Sarah rédigeait celle d’Alison. Puis elle a pris les commandes de l’écriture, l’anglais étant sa langue d’origine ».
Pendant le développement du projet, la scénariste rejoint Tel Aviv. L’idée, à l’origine, est de revisiter le concept d’histoire d’amour en reprenant le procédé narratif de Rashomon, film d’Akira Kurozawa. Au fil de la discussion, les deux auteurs arrivent à la conclusion que la plus intéressante façon de le faire, c’est en parlant d’une liaison adultérine.
« C’est une version extrême de l’histoire d’amour, explique Sarah Treem dans une interview accordée à Hitfix. En ce sens que vous ne pouvez jamais savoir ce que fait la personne que vous aimez quand vous n’êtes pas avec elle – cette personne a littéralement toute une vie sans vous. Mais la vérité, c’est que dans n’importe quelle histoire d’amour, on ne peut jamais vraiment savoir ce que l’autre est en train de penser. Que l’on soit là ou non. Une aventure permet néanmoins de le révéler véritablement à l’écran ».
Levi et Treem bouclent le scénario du pilote, qu’ils font suivre à David Nevins, le boss de la chaîne Showtime. Au moment où ce dernier cherche à développer une série sur… le mariage.
Personnages, point de vue et quête de vérité
Interpellé par le concept de The Affair, Nevins dit banco. Mais il a aussi des inquiétudes. « Je ne veux pas que l’on multiplie les répétitions », prévient-il. Une consigne que les auteurs intègrent complètement dans le développement de la saison 1, où le nombre de scènes décrites de deux points de vue différents varie d’un épisode à l’autre.
L’idée, en la matière, est de jouer la carte de la qualité plutôt que celle de la quantité. De cette façon, les dix premiers épisodes revisitent admirablement une célèbre citation du linguiste suisse Ferdinand de Saussure : « Bien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui précède l’objet ».
En clair, la série de Showtime brille dans sa capacité à démontrer comment chacun raconte sa propre histoire autour d’éléments et d’événements auxquels se rattache toujours une forte valeur émotionnelle. Si forte qu’elle relativise la notion même de vérité.
Un principe que Sarah Treem a elle-même exploré dans son propre couple, comme elle le détaille dans un entretien pour Entertainment Weekly.
« A un moment donné, alors que nous étions en train de développer la série, j’ai demandé à mon mari –qui, à l’époque, n’était pas encore mon mari – Est-ce que tu te souviens de ce que je portais quand nous nous sommes rencontrés ? Il m’a dit « Oui, bien sûr ». Et il a décrit une tenue que je ne portais pas ce jour-là. Mais il l’a fait avec une assurance évidente. J’en suis arrivée à la conclusion que lorsqu’il est question d’histoire d’amour, quand la mémoire est influencée par les émotions, vous ne percevez pas toute l’histoire. Personne ne le peut ».
Le pourquoi d’une enquête
Ceci posé, les créateurs de The Affair doivent trouver le bon argument qui amène Noah et Alison à raconter leur histoire au téléspectateur, par le biais d’une troisième personne.
« Je voulais que la série repose sur deux dispositifs : d’une part, le « Rashomon », précise encore Levi à Télérama, cette narration où deux points de vue s’opposent sur un même récit. D’autre part, il me fallait un moyen de raconter cette histoire en flash-backs. Je voulais qu’Alison et Noah évoquent leur liaison, quelque temps plus tard, une fois que leurs souvenirs ont divergé ».
Plusieurs pistes sont explorées. La première : les deux personnages pourraient témoigner devant des chercheurs qui étudient la vie sexuelle. Explorée avant le lancement de Masters of Sex, elle est finalement abandonnée.
Vient l’hypothèse de la thérapie, abandonnée toute aussi vite. Après In Treatment, les deux scénaristes-producteurs cherchent autre chose.
« Nous sommes arrivés à la conclusion que nous cherchions une certaine forme de vérité, explique Treem. Voilà pourquoi il nous fallait un personnage dont le travail est précisément de découvrir la vérité. Ce qui est le rôle d’un inspecteur de police. Mais ce dernier peut-il accéder à des informations objectives ? Est-il prisonnier de la perspective des deux protagonistes ou peut-il découvrir ce qui s’est réellement passé ? ».
La vérité, ce qu’elle et ce que l’on en perçoit est, encore une fois, au centre de l’histoire.
« Parfois, la seule façon d’accéder à une vérité objective est de demander à de multiples personnes de décrire le même événement. C’est le rôle d’un inspecteur, d’un thérapeute, etc. pour débusquer les points communs. C’est très exactement ce que nous essayons de faire avec cette série ».
Esther Perel, une thérapeute en coulisse
Esquisser la vérité… mais également développer des personnages à la caractérisation très solide. Pour ce faire, les créateurs de la série se sont tournés vers une thérapeute qui s’intéresse beaucoup aux questions de l’amour et des aventures extra-conjugales, Esther Perel.
Sarah Treem explique comment elle a travaillé avec elle lors d’une autre rencontre avec Entertainment Weekly :
« Nous avons lu un article dans lequel Esther expliquait, grosso modo, que souvent, lorsqu’une personne en couple trompe son conjoint, ce n’est pas forcément parce qu’elle est malheureuse avec ce dernier. Elle est souvent malheureuse avec elle-même. Nous avons adoré cette formule et elle a fini sur le tableau de notre writers’ room ».
Une rencontre entre la spécialiste et l’équipe de la série a été organisée, et elle fut féconde. « De bien des façons, ces personnages sont le reflet de ce sur quoi j’essaie d’écrire et que j’observe, explique Esther Perel. Il n’y a pas ici de victime et de bourreau, comme il n’y a pas de bon ou de méchant ».
« Elle nous a beaucoup aidé à développer les personnages, parce qu’elle a une expérience beaucoup plus forte de ces situations. Elle nous a permis d’identifier le type de personnalités que nous étions en train de construire. Notamment en nous disant “ OK, je pense que là, cette personne-ci réagira plutôt comme ça” ».
Don de soi et perspectives
De quoi nourrir la vérité émotionnelle que cherche le show, qui doit évidemment beaucoup à la personnalité de ses créateurs. Le fait qu’Alison et Cole ait perdu un enfant est par exemple une idée de Sarah Treem. Chose très troublante : elle l’a eue alors qu’elle était elle-même enceinte.
« Après la naissance de mon fils, je me suis dit que j’allais revenir sur ce choix, que c’était trop sombre. Mais la chaîne a dit non. (Cette perte,) c’est une composante essentielle de ce que l’on sait du personnage (d’Alison) », explique-t-elle à Entertainment Weekly.
La suite de l’histoire, on la connaît. En incarnant une Alison tout à la fois touchante, brillante et tourmentée, Ruth Wilson a remporté le Golden Globe 2015 de la meilleure actrice dans une série dramatique. Là aussi, la boucle est bouclée.