The Brood : anatomie d’un chef-d’œuvre (3/3)

The Brood : anatomie d’un chef-d’œuvre (3/3)

Note de l'auteur

Troisième et dernier volet de la chronique de The Brood, la somme consacrée par Stephen R. Bissette à l’une des œuvres les plus marquantes de David Cronenberg. Où l’on cause MK-Ultra, musique, Possession d’Andrzej Żuławski, et postérités.

[Note : les deux premières parties de cette chronique sont lisibles ici et ici.]

The Brood n’est pas qu’un film à forte dose autobiographique, « expression de la rage personnelle de Cronenberg à l’égard de son ex-femme, de sa crise familiale, et d’un ensemble très spécifique de circonstances qui mettaient en péril son rôle de père vis-à-vis de sa fille » : il s’agit aussi d’un film proprement canadien, inscrit dans un contexte culturel, social et idéologique, souligne Stephen Bissette.

Des « abus et atrocités institutionnels » jettent ainsi une « ombre terrible » sur l’histoire du Canada au 20e siècle, notamment les expériences mêlant LSD, barbituriques et amphétamines. C’était le projet MK-Ultra, mené notamment à l’Allan Memorial Institute du Royal Victoria Hospital à Montréal dans les années 50 et 60. Ce qui explique peut-être le sous-titre « La Clinique de la terreur » accolé à The Brood au Canada francophone…

Or, ce qui se passait dans certaines institutions privées ou religieuses était encore pire, prévient l’auteur. Un exemple ? Les enfants de l’orphelinat Mont Providence, au nord de Montréal, ont été du jour au lendemain qualifiés de « déficients mentaux ». D’où la perception de subsides considérables pour transformer l’orphelinat en hôpital psychiatrique. Au passage, tant l’Église que la Province se sucrent.

Autre exemple local : le film La Petite Aurore : l’enfant martyre (1952), avec cette jeune enfant maltraitée jusqu’à la mort par sa belle-mère. Un fait divers véritable inspire cette sorte de Cendrillon noirissime.

« The Brood a situé la famille en tant que nouveau point focal dans le cinéma de Cronenberg », pointe Stephen Bissette. Un motif neuf qui se double d’une chaleur certaine dans son traitement, chaleur qui fera dire à Stephen King : « Voilà ce que Kubrick a raté dans The Shining. » Et d’ajouter une autre fois : « The Brood est vraiment proche de The Shining : la transmission de la violence aux enfants, et ainsi de suite. Mais je pense que Cronenberg surpasse Kubrick, et de loin. »

L’architecture culturelle et patriarcale qui entoure les membres féminins de la famille Carveth est omniprésente. Pourtant, ce dispositif n’est au bénéfice de personne, pas même du père, Frank, et ce, à quelque niveau que ce soit, selon Stephen Bissette. D’où le choix de couleurs sourdes, gris, noirs, ambres, bruns : une monotonie chromatique, miroir de la « prison patriarcale » dans laquelle les Carveth femmes sont enfermées.

Frank n’est pas le « héros macho » auquel on pourrait s’attendre à entendre les critiques d’une soi-disant « misogynie » du cinéma de Cronenberg. Au contraire, voici « encore un héros mâle inefficace, une constante des premiers films de Cronenberg ». Un héros passif qui semble, aussi, une constante du cinéma canadien des années 70…

Musique : le creuset de la collaboration Shore/Cronenberg

Stephen Bissette jette ensuite un coup d’œil dans les coulisses du tournage, où il évoque notamment un Oliver Reed régulièrement bourré. Pour la scène où il est attaqué par les broodlings, cet alcoolisme pose un vrai problème, car c’est la fin de journée (Reed est donc bien imbibé) et les jeunes gymnastes embauchées pour jouer les attaquantes ont peur de l’acteur. Oliver Reed se décidera à saisir lui-même les broodlings pour les « projeter » sur lui et simuler/booster l’attaque. Autre détail : dyslexique caché, Reed apprenait les répliques de tout le monde par cœur afin d’être capable de restituer ses parties. Or, Cronenberg arrivait tous les matins avec des modifications, de nouveaux dialogues, ce qui mettait Reed en rage.

Côté sonore, The Brood est le deuxième film dont Howard Shore signe la musique, et le premier pour lequel il collabore avec Cronenberg. Stephen Bissette y voit le « creuset dans lequel cette relation créative a été fondée ». Une relation « très organique », selon le réalisateur.

Stephen Bissette met en perspective le score de The Brood en évoquant la bande originale du Psychose d’Alfred Hitchcock, signée Bernard Herrmann. Avec le même souci de limiter le budget. Ce contre quoi Hermann a poussé de hauts cris… tout en en sortant avec plus que les honneurs. En se cantonnant à des instruments à cordes (plus économiques) et à 21 instruments, le compositeur a fourni une BO absolument inoubliable.

Distribution, critique… et petit cocorico

The Brood sort le 29 mai 1979 dans 400 cinémas d’Amérique du Nord. L’incontournable Roger Corman distribue The Brood aux États-Unis – aucune major n’aurait approché un film d’horreur à petit budget, à cette époque. Il le promeut efficacement, même si, au goût de Cronenberg, il dévoie le propos et attire dès lors le mauvais public. Le réal canadien visait un public plus âgé, plus adulte, contrairement au public d’ados/jeunes adultes fans d’horreur auquel s’adresse la pub de Corman. En outre, l’illustration de promo, avec ces matrices externes comme des sacs informes dotés d’yeux brillants, « trahit » la volonté de secret exprimée par Mutual Films, qui distribue le métrage au Canada.

Ceci étant dit, « même si The Brood n’a pas rencontré un succès extraordinaire ni été un blockbuster, il s’est clairement révélé un succès pour ses investisseurs », indique Stephen Bissette. « Il a bénéficié d’une très longue seconde vie dans des marchés ultérieurs qui n’en étaient qu’à leurs balbutiements en 1980, comme le câble et surtout le visionnage à domicile. »

Le film a même connu une deuxième sortie en salles certes limitée, mais où il reçoit un excellent accueil à Boston (Massachussetts) notamment, où les premiers critiques qui défendront The Brood se font connaître, avant une sortie au Royaume-Uni. Globalement, rappelons-le, les critiques seront plutôt contrastées envers le long métrage.

En réalité, il faut attendre le film suivant, Scanners, en 1981, pour que Cronenberg décroche son premier vrai succès commercial (plus de 14 millions de dollars pour les seuls États-Unis). Avant Scanners, le réalisateur canadien était inconnu hors des cercles de fans de cinéma de genre. Et même là, bien peu de magazines spécialisés avaient prêté attention à Cronenberg et à ses œuvres. Petit cocorico au passage : c’est en France que Stephen Bissette a déniché la première interview de Cronenberg dans un maga spécialisé : c’était dans le n° 2 de L’Écran fantastique (1977).

Les critiques « mainstream », en revanche, rejettent The Brood pour des critères en définitive erronés : violence, vulgarité, misogynie, etc. Erronés, certes, mais cela ne les empêchera pas de définir pour des années une sorte de « ligne politique du Parti » dès lors qu’on parle de The Brood, du moins dans la presse généraliste.

Il faut attendre Videodrome pour que le vent tourne en faveur de Cronenberg, tant du point de vue critique que de l’industrie du cinéma. En 1983, le Toronto International Film Festival organise ainsi une rétrospective Cronenberg. En 1984, sortie de The Shape of Rage, un recueil d’essais. Et l’industrie fait enfin des « offres sérieuses » au réal. Même si, du point de vue proprement académique, l’analyse de son cinéma reste encore largement basée sur certains articles-clés (notamment les travaux de Robin Wood) partiels et partiaux, déplore l’auteur.

Possession et The Brood : deux visions en miroirs déformants

Most of the good films have disappeared, because they don’t want to bite anymore.
– Andrzej Żuławski

Stephen Bissette s’attache ensuite à examiner une possible « descendance » de The Brood au cinéma, avec notamment, selon l’autrice Kier-La Janisse, le Phenomena de Dario Argento.

Plutôt que de citer les œuvres potentiellement redevables au métrage de Cronenberg, revenons, avec Stephen Bissette, sur l’un de ces étranges cas de « synchronicité culturelle », à l’instar de Shivers (et le roman High Rise de J.G. Ballard) ou de The Brood (et du roman suivi du film The Manitou de Graham Masterton). En l’occurrence, la proximité de The Brood avec le Possession d’Andrzej Żuławski.

Synchronicité et non influence (voire vol éhonté, comme cela arrive parfois), car la première trace de travail sur ce qui deviendra Possession date de 1975 (avant même la sortie de Shivers, donc), tandis que Cronenberg a commencé à travailler sur The Brood en 1974-75 (avant même Shivers, à nouveau).

Parmi les points communs, on peut citer le fait que, dans les deux œuvres,

« l’enfantement et la croissance dans le secret de cette nouvelle descendance monstrueuse menace la sécurité des enfants biologiques ‘naturels’ de la mère (directement dans The Brood, indirectement dans Possession). Dans les deux films, on retrouve un thérapeute mâle dans une position de pouvoir de détermination, éclipsé et finalement détruit par son incapacité à contrôler le comportement et le pouvoir féminins. Dans les deux métrages, le partenaire masculin du couple désuni doit trouver seul la façon d’affronter l’éclatement du noyau familial, de protéger et d’assurer la santé et la survie de l’enfant biologique (sans guère de succès), et de découvrir, au prix d’une enquête personnelle assez extraordinaire, ce que son ex-partenaire a conçu à la suite de leur rupture. Et dans les deux cas, ce que la femme a conçu dépasse largement le cadre d’une réalité conventionnelle : elles donnent naissance à des monstres. Il y a même un rôle émotionnel crucial attribué (ou imposé) aux enseignantes des enfants dans les deux films. Autant The Brood et Possession diffèrent l’un de l’autre, autant leurs constructions narratives présentent des parallèles fascinants. Et ce, même si Cronenberg et Żuławski suivent leurs pistes narratives jusqu’à des conséquences et conclusions très différentes, bien que tout aussi apocalyptiques l’une que l’autre. »

Comme pour les broodlings de The Brood, la créature de Possession, qui plonge ses racines dans le mythe du golem, incarne physiquement un maelstrom d’émotions. Et tout comme pour la première occurrence d’un broodling à l’écran, Żuławski a dû faire avec des contraintes de temps et d’argent terribles ; c’est pourquoi il n’a jamais été pleinement content de sa créature, que l’on doit à Carlo Rambaldi. Le réalisateur polonais avait d’abord approché H.R. Giger ; le Suisse, qui avait déjà d’autres engagements, le renvoya vers l’Italien.

Un maelstrom d’émotions, certes, mais pas les mêmes. Car, précise Stephen Bissette, la créature de Possession n’est l’enfant de la rage d’Anna mais de sa solitude ; elle est un enfant monstrueux de l’amour, non de la haine. Ajoutez à cela le fait qu’Anna fait de sa « progéniture » son amant, et vous voyez vite la différence de point de vue entre les deux réalisateurs…

Après 40 belles pages consacrées aux parallèles/différences avec Possession, l’auteur explore d’autres œuvres partageant des thèmes, des « territoires » avec The Brood. Je n’en citerai que quelques-unes ici : le manga Tomié de Junji Ito ; le roman Ring de Koji Suzuki ; le manga Parasite d’Itoshi Iwaaki ; le film indé Venus Drowning d’Andrew Parkinson.

Stephen Bissette évoque enfin la suite de la carrière de David Cronenberg, l’explosion du tax-shelter canadien et ses conséquences sur l’industrie du cinéma, le tournant post-The Fly, A Dangerous Method comme le film ‘récent’ le plus proche de The Brood, et la cohérence générale du cinéma de Cronenberg, même s’il a quitté les limites du cinéma de genre proprement dit.

Suivent des annexes intéressantes, avec entre autres des interviews de Cindy Hinds (la petite Candice dans The Brood), « Horror Princess » du cinéma canadien à l’époque ; d’Art Hindle (Frank, le père), avec ses débuts difficiles au Canada en raison même des conditions du tax-shelter, qui imposait 65% seulement d’acteurs canadiens, ce qui permettait aux productions de faire venir quelques stars américaines et de réserver les seconds rôles aux acteurs locaux ; de Mark Irwin (directeur de la photographie de The Brood et de nombreux autres films de Cronenberg), qui revient notamment sur les « couleurs naturelles de Toronto en automne ».

De quoi conclure en beauté une somme impressionnante, et pour tout dire incontournable, pour tout amateur de cinéma. Point barre.

The Brood
Écrit par
Stephen R. Bissette
Édité par PS Publishing

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