Radioscopie du mouvement  (The Knick 2/3 – Cinemax & OCS)

Radioscopie du mouvement (The Knick 2/3 – Cinemax & OCS)

Note de l'auteur

Alors que la saison 2 de The Knick (Cinemax) est désormais disponible en DVD/Blu-ray (après avoir été diffusée chez nous sur OCS), retour sur cette série médicale que l’on pourrait définir par le terme de contre-exemple. En effet, si le poil du « sériephile » se hérisse dès lors qu’il entend le sempiternel « tourné comme un long film », le cas The Knick – façonné par le prodigue Steven Soderbergh – vient établir ce mètre étalon que l’on pensait inaccessible. Mais en plus d’un tour de force formel, la série de Jack Amiel et Michael Begler se double d’une étude sociale et médicale d’envergure qui déborde allègrement le seul contexte de son époque.

Le Daily Mars vous propose donc une analyse épisodique d’un chef-d’œuvre sériel après deux saisons. Suite de la première partie consacrée à l’origine du projet, voici la deuxième, qui s’intéresse au travail de l’infatigable Steven Soderbergh sur cette série.

Il suffit de quelques minutes, dès le premier épisode, pour comprendre que The Knick n’est pas exécutée comme les autres. Il y a, bien sûr, cette musique anachronique de Cliff Martinez qui détonne singulièrement. Mais c’est surtout chaque action de caméra qui diffère fondamentalement. Les visages apparaissent le plus souvent de trois quarts, la profondeur de champ, et donc l’utilisation du flou, revient régulièrement, le champ-contrechamp est banni, les plans-séquences sont légion…

Lorsque l’agent d’Amiel et Begler (les auteurs de la série ; voir article précédent) fait passer leur projet à Soderbergh, le duo est encore loin d’envisager une telle mise en scène. À vrai dire, ils trouvent même cette prise de contact tout simplement saugrenue, car le cinéaste vient alors d’annoncer sa retraite (1). Mais Soderbergh est d’emblée séduit. Le sujet lui tient à cœur. Il se trouve que sa filmographie est traversée par des questions médicales ou sanitaires (2) et voici comment il décrit la fascination qu’elles exercent sur lui :

La médecine, je crois, presque plus que tout autre métier, est à même de générer de la pensée magique. Je m’intéresse à cette rencontre entre la science, l’expérimentation, la recherche d’indice et cette pensée magique. (3)

Une fois convaincu, Steven Soderbergh va s’impliquer complètement sur le projet. Au contraire de la plupart de ses collègues cinéastes (les Scorsese, Fincher et autre James Gray) venus s’encanailler sur le format sériel pour un ou deux épisodes, il réalise – jusqu’ici – l’intégralité de la série (soit deux fois dix épisodes).

Toutefois, il est important de définir précisément son travail pour bien comprendre son niveau d’engagement. Grâce à un reportage de Matt Zoller Seitz (4) sur le tournage de la saison 2, on en sait un peu plus sur son mode opératoire. En effet, Soderbergh est au plus près de la scène puisqu’il occupe lui-même la fonction de cadreur. Il évolue au cœur de l’action, le plus souvent avec la caméra à l’épaule alors qu’il est d’usage que le metteur en scène reste assis derrière un écran de contrôle. On sait également que le tournage de la série est un intense marathon (5) et, là encore, quelques scènes suffisent pour comprendre que la caméra n’est que très rarement figée.

Steven Soderbergh (à droite)

Steven Soderbergh (à droite)

Avec soixante-quinze jours de tournage (pour la saison 2), sa performance force le respect. Pourtant, Soderbergh ne s’en contente pas et s’octroie également le montage. À l’image du personnage, cette double casquette est une opportunité qui lui permet de gagner du temps. Parce qu’il a lui-même assuré les prises, il sait ainsi où piocher pour faire son montage. Une fois assemblées, les scènes sont soumises déjà montées à la production, reléguant ainsi aux oubliettes les trop longues séances de visionnage consacrées aux rushs journaliers. (6)
Soderbergh trouve donc le moyen de présenter directement son intention et ses choix de mise en scène, réduisant ainsi très significativement les allers-retours de notes et commentaires avec le network. (7)

La photographie marque également un choix formel d’importance. Elle est signée… Steven Soderbergh (oui, encore lui !). The Knick est une série d’époque, mais il proscrit tout ton sépia à l’image. Malgré une profusion de tournages nocturnes, il fait la part belle à un éclairage naturel et relève l’intensité des blancs, souvent blafards (notamment en saison 1). Le résultat offre un rendu au fort contraste, presque futuriste. Il rejoint en cela l’anachronisme de la bande-son (8), de sorte que le téléspectateur ne puisse échapper à ce geste très brechtien, qui impose de prendre conscience de la modernité de son regard sur le passé.

Le travail sur le point de vue est précisément l’un des motifs récurrents de la mise en scène de Soderbergh. Commençons par observer cet extrait (saison 1 épisode 3 ; pas de révélation sensible) :

La scène en question retrace l’une des virées nocturnes d’Algernon (Andre Holland). Elle alterne entre deux positions de caméra. La première directement placée sur la nuque du personnage et la deuxième concentrée sur son visage. L’une comme l’autre ne permet pas de bien discerner l’adversaire ainsi que les échanges de coups. C’est à peine si l’on devine l’issue du combat.

Ici, l’objectif est très sensoriel et permet d’insister sur la perception d’une situation d’affrontement aux poings. Mais Soderbergh réitère le procédé dans bien d’autres cas de figure. Il y a ces plans en réunion où sa caméra reste figée sur un unique personnage (Cornelia au petit déjeuner, Thack lors d’une réunion du conseil d’administration) pour bien relever le malaise et l’inconfort de sa cible. Et puis, plus subtil encore, ces plans d’ensemble ou la conversation qui nous concerne sont au second plan, pour bien isoler, voire marginaliser les arguments échangés.

Chaque fois, et même lors d’un plan rapproché ou d’une mise en place figée, le regard porté est toujours signifiant. Il accompagne le propos des auteurs sans pour autant le subir. Son dynamisme lui confère une conscience propre.

Épisode précédent : Souligner la démarche scientifique par l’expérimentation.
Prochain épisode : Une dualité sociale.

THE KNICK (Cinemax/OCS) 2 saisons de 10 épisodes chacune.
Série créée par : Jack Amiel et Michael Begler.
Photographie, mise en scène et montage de tous les épisodes par : Steven Soderbergh.
Avec : Clive Owen, Andre Holland, Juliet Rylance, Eve Hewson, Michael Angarano, Eric Johnson, Cara Seymour, Chris Sullivan & Jeremy Bobb.
Musique originale de : Cliff Martinez.


(1) En 2013, Soderbergh le clame haut et fort : « les films n’ont plus d’importance désormais ». Il faut croire qu’il est depuis revenu sur son avis puisqu’il a notamment prévu de tourner Lucky Logan.
(2) Les troubles de la vision dans Gray’s Anatomy (1996), les questions de santé suite à une pollution dans Erin Brockovitch (2000), les problèmes de la dépendance dans Traffic (2001), la bipolarité dans The Informant (2009), la pandémie dans Contagion (2011) ou bien encore la psychiatrie dans Effets secondaires (2013).
(3) Entretien extrait d’un portrait pour STAT.
(4) Voir le reportage de Matt Zoller Seitz pour Vulture.
(5) Indiewire donne les – très copieuses – statistiques du tournage de la saison 2.
(6) Wired évoque le processus du montage adopté en citant une application iTunes officielle (à laquelle je n’ai pas réussi à accéder de ce côté-ci de l’Atlantique).
(7) Ces notes entre Soderbergh et Kary Antholis (Cinemax) pour la saison 2 sont justement disponibles chez Indiewire. Spoilers bien sûr !
(8) Il est important de souligner que l’idée d’inclure un soundtrack électronique vient de Soderbergh. Cliff Martinez commente ce choix du côté de Rolling Stone.

 

Visuels : The Knick / Mary Cybulski © Home Box Office, Inc. All Rights Reserved. Cinemax

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