
Une dualité sociale (The Knick 3/3 – Cinemax & OCS)
Alors que la saison 2 de The Knick (Cinemax) est désormais disponible en DVD/Blu-ray (après avoir été diffusée chez nous sur OCS), retour sur cette série médicale que l’on pourrait définir par le terme de contre-exemple. En effet, si le poil du « sériephile » se hérisse dès lors qu’il entend le sempiternel « tourné comme un long film », le cas The Knick – façonné par le prodigue Steven Soderbergh – vient établir ce mètre étalon que l’on pensait inaccessible. Mais en plus d’un tour de force formel, la série de Jack Amiel et Michael Begler se double d’une étude sociale et médicale d’envergure qui déborde allègrement le seul contexte de son époque.
Le Daily Mars vous propose donc une analyse épisodique d’un chef-d’œuvre sériel après deux saisons. Après la première partie consacrée à l’origine du projet, la deuxième qui décrivait le travail de Soderbergh, voici le troisième et dernier volet qui s’intéresse à la dimension sociale de l’œuvre.
Alors, bien sûr, il y a Clive Owen (Docteur John W. Thackery). L’acteur est littéralement possédé dans ce rôle de chirurgien perpétuellement borderline. Mais c’est l’émergence d’Andre Holland (Docteur Algernon C. Edwards) qui fait la plus forte impression.
Il se trouve que les personnages que campent ici les deux acteurs ont des trajectoires communes. Ils cherchent inlassablement à repousser les limites de leur science tout en composant avec des instincts autodestructeurs. Lorsqu’on a défini cela, on a déjà cerné les contours de Thackery. Par contre, le parcours d’Algernon va bien plus loin. Le talent irradiant de l’acteur y est pour quelque chose, mais Amiel et Begler (les auteurs, voir première partie) ont su s’emparer de sa trajectoire pour sculpter des enjeux pertinents.
Tout comme le duo de créateurs de la série, la carrière d’Andre Holland avait fini par stagner sur le registre de la comédie. Il était notamment régulier dans des sitcoms de networks comme Friends With Benefits et 1600 Penn. Pourtant son premier rôle d’importance, pour le compte de Miracle at St. Anna – un long métrage de Spike Lee – et plus récemment, ses apparitions dans 42 et Selma lui ont permis de démontrer toute autre chose sur un registre dramatique.
Holland est un acteur très engagé. Il a notamment pris fermement position pour défendre ses compatriotes, ces acteurs noirs américains souvent écartés, récemment, au profit de collègues anglais. (1) Voici ce qu’il en dit :
Le fait est que, chaque printemps, toutes les écoles d’art dramatique dans ce pays diplôment des classes d’acteurs, et il y a, parmi ces classes, des acteurs de couleur qui sont formés. Ils ont fait du Shakespeare, ils ont fait du Ipsen, ils ont fait du Chekov. Et la seule chose qui manque à ces acteurs est, comme le dirait Viola Davis (2), une opportunité. (Andre Holland) (3)
Vous pourriez penser que l’on s’éloigne du sujet The Knick. Bien au contraire, car cette question de la préférence d’un individu, en fonction de ses compétences et de son origine, s’applique justement à son personnage dans la série. Edwards est un docteur qui est allé se former en Europe, et ce savoir étranger ne jouera pas toujours en sa faveur. On comprend donc rapidement que The Knick ne va pas se contenter de soulever la seule problématique de l’intégration d’un praticien noir dans un établissement destiné à soigner des patients blancs, et de préférence avec un portefeuille épais.

W.E.B. Du Bois
En adoptant le point de vue de ce médecin afro-américain, Amiel et Begler ont choisi d’insister non pas sur son rejet dans la société du début 1900, mais sur sa prise de conscience de cette exclusion. Les auteurs rejoignent ainsi le concept de « Double Conscience », tel qu’il a été établi par W. E. B. Du Bois (4) durant cette même période de l’entre-deux siècles. Plutôt que de voir Algernon subir – de manière primaire – un racisme latent, The Knick cherche à nous montrer comment ses propres actes sont téléguidés par une projection qu’il se fait de lui-même, dans un environnement qui ne lui sera pas favorable.
La transposition des conclusions de Du Bois dans la série souligne ainsi avec force combien s’ajoute à l’absurdité d’un comportement raciste, une construction sociale tout aussi absurde en réaction. Amiel et Begler poussent même encore un peu plus loin leur récit sur cette thématique aberrante. Là où Du Bois évoquait une population noire américaine d’origine africaine confrontée à une population blanche d’origine européenne, les auteurs développent le personnage d’un homme noir qui s’est forgé avec une culture européenne.
En définitive, il apparaît très clairement que The Knick n’est plus simplement un récit strictement encadré dans la réalité d’une époque. Si le statut d’un homme de couleur n’est bien entendu plus le même qu’en 1900, la série dénonce une dualité sociale qui reste malheureusement d’actualité.
ATTENTION : Ne pas lire ce paragraphe si vous n’avez pas vu la saison 2 jusqu’à son terme !
Vers un nouveau cycle ?
La saison 2 se termine sur un formidable coup d’éclat. Thackery se lance dans une opération insoutenable d’autochirurgie qui aura raison de lui. Pour autant, et même si aucune annonce concrète n’a été faite, The Knick devrait se poursuivre. Dès le départ, Soderbergh et les auteurs avaient conçu leur intrigue pour suivre des cycles de deux ans. Ce projet avait convaincu – le très demandé – Clive Owen qui ne souhaitait sûrement pas s’engager au-delà d’une paire d’années.
Les dernières déclarations du metteur en scène indiquent que les contours du prochain cycle ont été présentés aux décideurs de la chaîne. The Knick se déclinerait ainsi sur le registre de l’anthologie, renouvelée toutes les deux saisons. Alors qu’il avait dans un premier temps annoncé qu’il céderait son poste à un nouveau réalisateur, Soderbergh semble désormais enclin à remettre la caméra à l’épaule. De manière générale, il sera intéressant de voir comment son écosystème sériel évolue alors que The Girlfriend Experience (autre anthologie remarquable qu’il produit pour Starz) vient d’être renouvelée.
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Épisode précédent : Radioscopie du mouvement.
Première partie : Souligner la démarche scientifique par l’expérimentation.
THE KNICK (Cinemax/OCS) 2 saisons de 10 épisodes chacune.
Série créée par : Jack Amiel et Michael Begler.
Photographie, mise en scène et montage de tous les épisodes par : Steven Soderbergh.
Avec : Clive Owen, Andre Holland, Juliet Rylance, Eve Hewson, Michael Angarano, Eric Johnson, Cara Seymour, Chris Sullivan & Jeremy Bobb.
Musique originale de : Cliff Martinez.
(1) Le débat a pris de l’ampleur après la performance (excellente) de David Oyelowo dans Selma. D’un côté, les comédiens anglais trouvent aux E.U. des rôles qui n’existent pas dans leur pays (encore très conservateur) et de l’autre, leurs collègues américains ne parviendraient pas à lutter en raison – notamment – d’un manque d’expérience théâtrale face à leurs homologues britanniques.
(2) Viola Davis avait marqué les esprits avec un discours fort (à voir et à lire sur le New York Times) lorsqu’elle reçut un Emmy pour sa prestation dans How to Get Away With Murder (ABC).
(3) Cette citation est issue du podcast d’Andy Greenwald pour feu-Grantland, reprise dans cet article paru sur le site du festival de Tribeca.
(4) Ce concept est d’abord énoncé par Du Bois en 1897 dans la revue The Atlantic. Cet essai intitulé Strivings of the Negro People est en ligne sur le site du magazine. Il sera repris ensuite dans son recueil d’essais intitulé The Souls of Black Folk, paru en 1903.
Depuis, cette notion de « Double Conscience » a été appliquée à d’autres groupes d’individus socialement marginalisés comme les femmes, dans le cadre d’un contexte patriarcal par exemple.
Visuels : The Knick / Mary Cybulski © Home Box Office, Inc. All Rights Reserved. Cinemax