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“The Newsroom anticipait une présidence Trump”, Entretien avec Laure Depretto

“The Newsroom anticipait une présidence Trump”, Entretien avec Laure Depretto

Aaron Sorkin ne supporte pas Donald Trump et il l’a encore fait savoir lors des récents Writer’s Guild Awards durant lesquels il fut distingué du prix Paddy Chayefsky Laurel.
Depuis The West Wing, nul ne peut ignorer combien la présidence, et plus largement la chose politicienne, lui tiennent à cœur. Dans le prolongement de son œuvre, il faut aussi considérer The Newsroom, sa dernière série en date, très (trop ?) souvent cernée de reproches (y compris sur Mars).

Face à ce constat, Laure Depretto tente de réhabiliter la série dans un ouvrage (“The Newsroom. Don Quichotte journaliste”) paru en fin d’année dernière. Alors que nous serions abreuvés de “Fake news”, elle évoque avec nous son parcours vers cette Newsroom “idéale”, la posture morale avec laquelle Sorkin envisage le journalisme et comment la série se fait le chantre d’une transmission des valeurs en milieu professionnel.

 

Daily Mars : Pouvez-vous nous décrire votre sériephilie ?

Laure Depretto : Lors de ce qu’on a appelé le nouvel âge d’or des séries télé au début des années 2000, je me suis mise, comme beaucoup, à regarder de nombreuses séries télé… avant de réaliser que finalement j’avais toujours regardé beaucoup de feuilletons. Je me suis amusée récemment à dresser la liste des séries dont j’avais vu au moins une saison entière et je suis arrivée sans mal à une centaine !

Enfant, je n’avais pas la télévision chez moi et lorsque j’étais gardée par ma grand-mère, je pratiquais ce qu’on n’appelait pas encore le binge watching (ou visionnage boulimique). Je regardais autant La Petite Maison dans la prairie que Rick Hunter, Perry Mason, Le Magicien ou MacGyver. Ou encore, grand-mère oblige, Les Feux de l’amour et Côte Ouest.

Ma sériephilie a donc peu ou prou toujours été là mais ce qui a changé au début des années 2000, ce sont les pratiques induites par le changement de médias. Je ne regardais plus les séries à la télévision, au hasard des programmes et des rediffusions, de façon anarchique et dans le désordre des nombreux épisodes, tous construits sur un même moule, mais de manière méthodique, dans l’ordre et sans manquer un seul épisode. J’imagine que c’est aussi lié au fait que les séries se sont feuilletonisées, exigeant de plus en plus un visionnage ordonné. Comme beaucoup de spectateurs, ma pratique s’est en quelque sorte professionnalisée et surtout légitimée. Il n’était plus honteux de passer un dimanche après-midi à regarder des séries. Qu’on ne découvrait plus à et par la télévision, qui plus est.

Pour ce qui est des contenus, je dirai que je regarde des choses très variées, du désormais classique regardé tardivement tel que Les Sopranos, au plus récent tel que True Detective, Ray Donovan, Bloodline ou encore Berlin 1983, The Affair et Narcos. Il faut avouer qu’il y a une forte majorité de séries américaines… même si la série française et européenne est en train de monter en puissance.

Je me considère vraiment comme une amatrice enthousiaste et avoue ne pas être très difficile. Bien sûr, je suis capable de faire des distinctions, des hiérarchies, etc. mais je peux à peu près tout regarder et surtout j’ai du mal à lâcher une série en cours quand j’ai commencé. Ce qui m’amène parfois à subir des fins de séries très très mauvaises…

 

Pourquoi The Newsroom ?

L. D. : Je dirai d’abord un mot de ma découverte de l’univers de Sorkin. Contrairement à beaucoup, je n’ai pas commencé par The West Wing, mais par Studio 60. Peut-être parce que je n’avais pas vu The West Wing avant justement, je n’ai jamais trouvé, contrairement à l’ensemble de la critique, que cette série était ratée, au contraire. Ça a été un véritable coup de foudre et c’est à partir de ce moment que j’ai voulu voir toutes les productions de Sorkin, d’abord pour la télé et ensuite pour le cinéma.

C’est donc avec une grande impatience que j’attendais l’arrivée sur HBO de sa dernière série. Et là encore, contrairement à la critique, je n’ai pas été déçue. Lorsque Stéphane Rolet, le directeur de la collection Serial aux Presses universitaires François Rabelais de Tours, m’a proposé d’écrire un livre sur une série, à condition qu’elle soit encore en cours (c’était la condition de départ), mon choix s’est tout de suite porté sur The Newsroom (les autres séries de Sorkin étant de fait exclues car terminées…). Les aléas de la production et des audiences côté Sorkin et de l’édition de mon côté ont fait que la série était achevée depuis un certain temps quand le livre est sorti, mais je ne regrette pas du tout mon choix, car cette proposition m’a permis de tenter de réhabiliter une série mal aimée, souvent déconsidérée à cause de l’héritage très lourd à porter de The West Wing.

Du coup, mon livre est un hommage discret et il est aussi l’occasion d’évoquer toute la production de Sorkin, de dresser des parallèles, des bilans. En un sens, c’est autant un livre sur une série que sur un auteur et l’ensemble de son œuvre.

 

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Vous évoquez le clin d’œil à Cervantès (c’est d’ailleurs le sous-titre de votre ouvrage “Don Quichotte journaliste”). Et puis, vous rappelez que Will McAvoy est affublé du qualificatif de Greater Fool (l’idiot utile). Quel héros cherche à décrire Sorkin dans The Newsroom ?

L. D. : Le héros tel que Sorkin le conçoit n’est ni un héros ni un antihéros. C’est plutôt un être exceptionnel resté jusque-là en sommeil et qu’un événement déclencheur dans le pilote – dans The Newsroom le retour de Mac – va réveiller et donc révéler.

Sorkin confie lui-même sa dette à l’égard de la poétique aristotélicienne et refuse de créer un personnage qui serait tout blanc ou tout noir, un gentil totalement innocent ou un méchant absolu. C’est un être entre les deux, plein de contradictions et de bonnes intentions, ayant un bon fond que le temps se chargera de dévoiler. Sous forme de boutade, Sorkin a affirmé créer ses personnages en les imaginant plaider leur cause pour entrer au paradis…

 

L’un des principaux reproches fait à la série concerne une posture idéaliste du journalisme. Est-ce que Sorkin se pose en donneur de leçon ?

L. D. : Je dirai « oui, mais… »
Oui, car tous ses personnages tiennent des discours fortement moraux, voire moralisateurs mais Sorkin joue avec humour de cette caractéristique. En effet, il pratique l’autodérision et n’hésite pas à se moquer de cette tendance propre à ses personnages. Il s’arrange toujours pour que le donneur de leçons essuie un échec, une petite humiliation qui le contraigne à plus d’humilité. Ainsi, un personnage donne une leçon et pile à ce moment-là intervient un gag burlesque, du comique de situation qui vient déjouer, relativiser la leçon. Will, Mac et Sloan sont particulièrement concernés par ce phénomène. Mac tient à défendre la ligne rouge entre vie privée et vie publique lorsqu’elle fait un reportage ou qu’elle planifie le 20h de Will et dans le même temps, maladroite, elle envoie par erreur un courriel privé à tous les employés de la chaîne. Will fait la leçon à plusieurs femmes avec qui il sort sur l’importance de la décence, du respect et tel l’arroseur arrosé, il se retrouve en une d’un tabloïd présenté comme un goujat sans manières.

Sorkin s’amuse d’une image qu’il a héritée de The West Wing. Il s’en amuse mais assume aussi, et The Newsroom en un sens enfonce encore le clou en présentant de grands monologues sur l’état de la démocratie américaine, du journalisme, de la politique, etc. Vu l’actualité, il est d’ailleurs intéressant de constater qu’en un sens, certains discours des personnages anticipaient un monde où Trump serait président, notamment sur la question environnementale, la conduite de la guerre contre le terrorisme, le sort réservé aux lanceurs d’alerte, etc. Alors qu’à sa sortie, la série avait semblé en retard, un peu rétro, voire carrément has been, il me semble que depuis quelques mois, elle est devenue d’une criante actualité, comme on dit… Elle semble même avoir anticipé certains des grands sujets des prochains mois, des années à venir même.

 

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Au sujet de Donald Trump justement, Sorkin écrivait une lettre publique à sa fille et à sa femme au lendemain de l’élection dans laquelle il parle d’un président « sans savoir ni curiosité » pour ne garder que le plus poli ! Bien que son héros soit républicain, vous soulignez le portrait au vitriol du Tea Party dans The Newsroom. Peut-on alors parler d’une série engagée ?

L. D. : Par rapport à d’autres séries du même genre, on peut parler d’une forme d’engagement dans la mesure où des positions fortes sont énoncées et défendues par les personnages lors de grands discours enflammés, dans la mesure surtout où c’est sur une actualité réelle – et non fictionnelle – que travaillent les journalistes de fiction. Ils prennent position sur des événements que le téléspectateur connaît déjà et sur lesquels il a déjà eu l’occasion de faire son opinion. Sloan puis Will s’engagent contre les frappes de drone au début de la saison 2, Will part en croisade contre le Tea party – comme Sorkin dans la vraie vie via des éditoriaux dans la presse et des interviews télé -, Hallie défend le droit à l’avortement, Don le droit à un procès équitable. Neal essaie de faire entendre la voix d’Occupy Wall Street, etc. Il semble que chaque journaliste a au moins une cause qui lui tient à cœur. Ainsi le téléspectateur est témoin de véritables tribunes et d’une certaine manière, il est pris à partie, comme le téléspectateur fictionnel dans la série, via le procédé de la mise en abyme. La déclaration de principes de Will au début de la saison 1 vaut pour le spectateur fictionnel comme pour le spectateur réel et la série, à l’image d’autres téléfilms de la chaîne HBO, défend une certaine idée de ce que devraient être la démocratie et les médias américains.

En revanche, si l’on entend « engagement » à la française, au sens sartrien du terme, ou comme lorsqu’on parlait de cinéma engagé dans les années 1970, alors, cette série semblera très édulcorée. Pour un Européen surtout, les professions de foi des personnages n’ont rien de révolutionnaire, d’une certaine manière, tout le monde peut y souscrire sans mal, car c’est assez consensuel. Mais il est vrai que pour un Américain, il est peut-être plus choquant d’entendre dire dès les premières minutes que son pays n’est pas le meilleur pays au monde…

 

En s’adressant justement à une étudiante, Will parle de “la pire génération qui ait existé” dans ce premier épisode. Y a-t-il un problème générationnel qui plomberait la perception que l’on peut avoir de The Newsroom ?

L. D. : Quand The Newsroom est sorti, de nombreux critiques ont pointé du doigt ce qu’ils considéraient comme une régression de Sorkin : alors que ce dernier avait bien cerné la génération Facebook dans The Social Network, il passait à côté de ce qu’était le nouveau journalisme, la nouvelle génération de journalistes formés aux réseaux sociaux.

C’est, me semble-t-il un faux procès. D’abord parce que cette série ne cherche pas particulièrement à peindre la jeunesse, ensuite parce que l’ancienne génération, celle des Will et des Charlie est sciemment représentée avec humour comme celle des combats d’arrière-garde, d’où le donquichottisme revendiqué. Enfin, parce que c’est surtout la transmission qui est au cœur de The Newsroom, le passage de relais d’une génération à l’autre, la vieille génération transmettant ses valeurs tandis que la jeune génération communique son enthousiasme, ses nouveaux savoir-faire à l’ancienne et qu’elle lui redonne la foi dans les moments de découragement.

 

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Enfin, vous citez un entretien dans lequel Sorkin avoue ne pas être “à l’aise avec les intrigues” et leur préférer “la musique du dialogue”. Est-ce que cela le dessert à une époque qui privilégie les grands concepts, spécialement sur HBO ?

L. D. : Là encore, à sa sortie, The Newsroom est apparue comme trop classique, voire anachronique, au regard des nouveaux standards des séries. Elle semblait déjà datée, en comparaison des innovations des autres séries, en particulier de celles diffusées sur HBO. Mais qu’on pense à Game of Thrones, True Blood, ou encore True Detective, ce n’est pas sur le plan de l’intrigue que ces séries innovent. Pas de révolution narrative de ce côté-là. Les récits en eux-mêmes n’y sont pas plus complexes, plus enchâssés, etc. C’est plutôt sur la nature des personnages, sur le travail des caractères ou d’un point de vue visuel et cinématographique que ces séries impressionnent. Du coup, The Newsroom n’est pas plus pauvre d’un point de vue narratif, elle est même plus riche narrativement. Mais comme elle n’est pas spectaculaire, elle semble plus ringarde. Là où elle se démarque c’est sur l’écriture des dialogues. Mais encore une fois, tout est une question de perception par rapport au genre d’appartenance.

Il me semble qu’on valorise les dialogues dans la comédie, la sitcom en particulier et comme The Newsroom n’appartient pas à cette catégorie, la qualité de ses dialogues n’est pas mise en valeur. Au contraire, pour une série dramatique, elle sera presque considérée comme trop bavarde… si l’on prend comme étalons les séries de « taiseux » comme Ray Donovan ou Rectify.

Ce qui a desservi la série de Sorkin à mon sens, c’est l’hésitation quant à son genre : inclassable, elle a semblé trop donneuse de leçons pour une comédie, et trop désinvolte pour un vrai drame. J’ai l’impression que ce ton sorkinien fait de grandeur – pour certains, de grandiloquence – et de burlesque n’est plus très à la mode et que brouillant les catégories génériques, Sorkin ne trouve plus sa place dans la grille des programmes telle qu’elle se dessine aujourd’hui.

 


OldTV3Ancienne élève de l’ENS Paris-Ulm, Laure Depretto est professeur agrégé, docteur de l’université Paris 8 – Saint Denis et membre de l’équipe Fabula. D’abord spécialiste du récit en littérature et des formes narratives brèves, elle a étendu son champ de recherches aux séries télévisées.

The Newsroom. Don Quichotte journaliste, de Laure Depretto. Presses Universitaires François-Rabelais. Collection « Sérial ». 240 pages, 18 €.

 

The Newsroom a été diffusée chez nous sur OCS. L’intégrale des trois saisons est disponible en DVD. Visuels © HBO.

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