
The Power of the Dark Crystal de Spurrier et Matthews
Au-delà d’une vraie beauté dans le dessin et le récit, c’est un peu de la magie des années 80 que cette suite comics au film séminal de Jim Henson et Frank Oz parvient à capter.
L’histoire : Des années ont passé depuis que Jen et Kira sont devenus roi et reine de Thra. Ils ne ressentent plus les besoins du monde qu’ils ont autrefois contribué à sauver. Thurma, une jeune élémentaire de feu, est chargée de voler un morceau du Cristal pour restaurer le pouvoir de son royaume. En chemin, elle se lie d’amitié avec le jeune Gelfling Kensho, ramenant accidentellement les Skeksès et les Mystiques.
Mon avis : Ce Power of the Dark Crystal se situe résolument après le film (et a fortiori la série, qui se voulait une préquelle du film de 1982, année magique s’il en est) mythique et visionnaire de Jim Henson et Frank Oz. Un projet gonflé ? Il faut dire que les tentatives plus ou moins heureuses de se référer aux années 80, voire de les « refaire » complètement, continuent de se multiplier comme des Mogwai sous la douche.
Parfois avec un certain bonheur – bien que discutable – comme la série télé Stranger Things (à condition d’oublier la saison 3). Mais souvent avec lourdeur, absence de goût et erreur totale sur l’esprit même de ces fameuses Eighties qui semblent faire fantasmer la nouvelle génération comme Mickey Walsh devant l’orbite sans profondeur de Willy le Borgne. On en parle encore dans la critique de Doctor Sleep (et dans les commentaires). Personnellement, le roman de King m’était tombé des mains au bout du premier chapitre ; mais passons.
Que penser, dès lors, de cette nouvelle série prenant place dans l’univers de Dark Crystal ? Un film séminal, toujours incroyable de force et de beauté visuelle. Ou, comme le souligne Philippe Touboul dans sa préface au premier tome paru chez Glénat Comics, « le premier film en prises de vue réelles sans aucun être humain à l’écran », « une œuvre cinématographique intemporelle » et « l’un des derniers exemples d’une vision sans concession portée avec maestria à l’écran dans un film à gros budget ». Le scénariste Simon Spurrier, les dessinatrices jumelles Kelly et Nichole Matthews ont-ils relevé le gant d’un projet casse-gueule ? La réponse, comme le laisse supposer la note de 4/5 ci-dessus, est nettement oui.
Derrière les belles illustrations de couverture signées Jae Lee et June Chung, après chaque illustration de chapitre de Sana Takeda (à la fois minérale et Art nouveau), l’histoire nous montre un royaume de Thra où Jen et Kira « somnolent dans un état de transe paisible » en contrehaut du Cristal, et où l’administration a pris le pouvoir. Les peuples de Thra, pour bénéficier des pouvoirs bénéfiques du Cristal, doivent faire des dons de plus en plus élevés. La cérémonie de guérison est à ce prix : pas de don, pas de guérison…
Heureusement, un Gelfling se montre plus généreux que les autres. Par là-même, il trouve grâce aux yeux de la Feufling qui vient d’apparaître à la cour. Venue des profondeurs de Thra, elle réclame bien peu de choses pour sauver son royaume : un éclat du Cristal. Et met en péril l’existence même du royaume gelfling pour la survie duquel Jen et Kira se sont tant battus.
Il y a une limpidité dans le trait et les couleurs des sœurs Matthews, une clarté intérieure qui gomme les volumes au profit de la lumière. C’est bien celle-ci qui fait vivre les décors et les personnages, jusqu’au terrible retour des Skeksès. Une limpidité dans le scénario de Simon Spurrier (secondé par Phillip Kennedy Johnson pour le tome 2) aussi, qui reprend tout l’esprit du film de Henson et Oz, ces fondements d’une richesse incroyable (mais finalement peu explicitée dans l’œuvre finale, par bonheur). Le texte, ici, respecte la démarche de Jim Henson et Frank Oz tout en prenant ce qu’il faut de liberté pour ouvrir de nouvelles portes et de nouveaux horizons.
Les créateurs de ce Power of the Dark Crystal ont bien retenu la leçon : on peut être presque « naïf » (au sens le plus positif du terme, et ce qui me paraît l’une des caractéristiques les plus importantes des années 80) et déployer un environnement mythologique d’une richesse absolue. Une démarche qui correspond bien au modèle du genre, celui des Terres du Milieu de J.R.R. Tolkien. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans leur projet premier, « Henson et Oz avaient imaginé qu’à l’origine, seuls les Gelflings s’exprimeraient en anglais, les autres personnages (et notamment les Skeksès et les Mystiques) utilisant des langages imaginés, sans être accompagnés de sous-titres », écrit encore Philippe Touboul.
Dans les deux tomes parus à ce jour, on observe un renversement partiel des paradigmes : c’est le personnage féminin (la Fleuling Thurma) qui affiche un tempérament (littéralement) enflammé, tempétueux, intrépide, tandis que le personnage masculin (le Gelfling Kensho) demeure calme, posé, zen, respectueux des règles et de la hiérarchie. Ils incarnent la prochaine génération, le futur d’un royaume qui doit se réinventer pour survivre dans sa nouvelle globalité. À l’inverse de Jen et Kira, dont le premier a le titre de Roi et la seconde celui de Dame – une répartition genrée pour le coup bien traditionnelle.
Cette série comics explore également une certaine idée de la vieillesse : celle d’un monde sans cesse rajeuni par le Cristal, mais d’une éternelle jeunesse qui n’est qu’apparence ; celle de chacun d’entre nous, et notamment des deux anciens héros, qui vieillissent et lâchent progressivement les rênes du royaume au profit de petits bureaucrates avides de pouvoir.
La question centrale demeure celle-ci : peut-on sauver son monde en signant l’arrêt de mort d’un autre ? L’une des grandes forces de ce Power… est de ne pas répondre par « oui » ou « non ».
Si vous aimez : la fantasy à coloration Eighties, les récits simples et riches à la fois.
En accompagnement : la merveilleuse bande originale de Trevor Jones pour le long-métrage de 1982.
The Power of the Dark Crystal (2 tomes parus)
Écrit par Simon Spurrier et Phillip Kennedy Johnson
Dessiné par Kelly et Nichole Matthews
Édité par Glénat Comics