
Il était une fois… Tom Fontana (Partie 2 : les années Homicide)

A Baltimore, le bâtiment dans lequel étaient tournées les scènes censées se dérouler à la brigade criminelle est orné d’une plaque. Photo NR
Pour certains, il est d’abord le créateur d’Oz et des Borgia. Pour d’autres, c’est surtout le scénariste de St. Elsewhere et le showrunner d’Homicide. Dans tous les cas, Tom Fontana est un des producteurs les plus fascinants de la télé américaine : un de ceux qui repoussent sans cesse les limites des séries. Alors que la saison 3 de Borgia est diffusée actuellement sur Canal +, retour sur un parcours étonnant. Aujourd’hui : ses années de showrunner sur Homicide (1993/1999).
Après dix ans passés dans le giron de Bruce Paltrow, Fontana s’envole vers de nouveaux horizons grâce à un projet hors normes… et surtout parce qu’il a un agent opiniâtre.
Lorsque le représentant du scénariste évoque pour la première fois le projet de série policière de Barry Levinson avec son client, ce dernier est clair : il n’est pas question qu’il en soit.
« C’est impossible… allons-y »
La raison : pour Fontana, jamais il ne sera possible de faire aussi bien que Hill Street Blues. Son agent insiste, il l’exhorte à lire Homicide : A Year on the Killing Streets de David Simon, à la base du projet de Levinson. De guerre lasse, Fontana prend un avion pour rejoindre la Côte Ouest et rencontrer le réalisateur. Avec le livre de Simon sous le bras.
En Californie, il rencontre un homme déterminé. L’ambition du metteur en scène de Good Morning Vietnam ? « Produire une série sans fusillades ni course-poursuite ». Le défi attise la curiosité du scénariste-producteur.
« Je me suis dit : « C’est impossible… allons-y », explique-t-il à Karen Herman dans un entretien au site EmmyTVLegends.com. Je me suis aussi très rapidement demandé : « Mais comment faire une série sans les clichés du genre ; tous ces éléments qui, en même temps, font tout son intérêt ? ».
« Là, Barry m’a parlé de sa vision pour le projet, l’identité visuelle qu’il envisageait pour la série. Les faux raccords, le style caméra à l’épaule, la texture de l’image plutôt terne… Ce serait sale, ce serait brut de décoffrage et sur le plateau, les acteurs ne sauraient pas forcément où irait la caméra pendant les séquences. Ils devront constamment être en train de jouer ».
Il n’en fallait pas beaucoup plus pour motiver le new-yorkais d’adoption, avide de défis et de projets avec du fond.
« C’était vraiment une autre façon d’envisager un cop show. De fait, Homicide était l’anti-formula show par excellence. Chaque semaine, on se disait « Racontons l’histoire du point de vue qui nous attire ». Avec le meurtre au début. Ou à la fin. Avec un seul meurtre, plusieurs ou pas du tout. On laissait l’histoire dicter le rythme du récit ». Il s’arrête et sourit : « Les patrons de NBC ont détesté ça ! ».
Une soirée à se saoûler pour sauver la série
A la fin de la saison 1, les audiences sont très basses. Une rencontre est organisée à Los Angeles. Avec Levinson, Warren Littlefield et Don Ohlmeyer, les deux têtes pensantes de NBC Entertainment à l’époque. L’entretien est un désastre pour Fontana. Quand il écoute les deux exécutifs de la chaîne raconter aux deux producteurs comment écrire la suite de la série, c’est une évidence: Homicide ne peut pas, ne va pas revenir la saison suivante.
Le soir qui suit la réunion, Fontana est dépité. En désespoir de cause, il rappelle Ohlmeyer et lui propose de le retrouver dans un bar. Le scénariste rejoint alors le patron de la chaîne, connu pour avoir un méchant penchant pour la bouteille, et ils se mettent à discuter. Ohlmeyer a déjà une vodka devant lui. Fontana, qui n’est pas le dernier à apprécier ponctuellement un petit verre, trinque avec le boss. Une fois, deux fois, trois fois. Plein de fois.
Au bout d’un moment, Ohlmeyer lâche : « Allez, c’est bon : tu sais quoi ? Je vais commander une saison 2 d’Homicide ».
« Là, je l’ai vu se lever et partir en titubant, raconte Fontana à Herman. Dans ma tête, je me suis dit « Bon sang, c’est sûr: il va se tuer et personne ne me croira quand je dirai qu’il voulait faire une saison 2 ! ». C’est vous dire à quel point j’étais désespéré. Mais il est bien rentré chez lui et il y a eu une suite. »
La nuit californienne bien arrosée avec Ohlmeyer a-t-elle vraiment été décisive pour le destin du show ? Difficile à dire puisque la direction de NBC était bicéphale à l’époque. Toujours est-il qu’après cette soirée, Fontana et Ohlmeyer continuèrent d’échanger sur la série, ce qui tord quelque peu l’idée (largement relayée par Warren Littlefield, son ennemi le plus intime) selon laquelle Ohlmeyer était le bourrin de service du côté du Rockefeller Center.
Sept ans passés dans une ville dangereuse… mais accueillante
Expérience assez unique pour un network, Homicide a, quoi qu’il en soit, constamment bousculé les codes. Elle aura aussi mis une ville en pleine lumière dès 1993 : Baltimore. Neuf ans avant The Wire.
Avec le lancement de la série, les scénaristes s’installent sur place : à l’époque, Fontana, showrunner de la série, tient tout particulièrement à ce que les auteurs s’imprègnent de la Ville de tous les charmes et de son atmosphère.
Et tant pis s’il est tombé sur un article qui disait qu’au début des années 90, l’espérance d’un jeune de vingt ans avait une espérance de vie à peine plus âgée que celle d’un Américain qui participait au Débarquement en Normandie le 6 juin 1944.
Baltimore, une ville bouffée par la drogue ? Evidemment. Mais pas seulement.
« C’est la plus sudiste des villes du Nord et la plus nordiste des villes du Sud, analyse le showrunner. Il y avait une vraie excitation liée à notre présence. On voulait filmer un bloc, on pouvait finalement en filmer douze… la ville était très dangereuse mais en même temps, ce qui s’y passait parlait un peu pour toutes les villes américaines : le livre de David nous a, en plus, ouvert beaucoup de portes ».
Fidèle au postulat de départ esquissé par Levinson, la série déstabilise les téléspectateurs comme Paltrow, Masius, Tinker et la bande de MTM l’avaient fait pour St. Elsewhere. Fontana et son équipe (Julie Martin, son ex-assistante sur St. Elsewhere, James Yoshimura, Jorge Zamacona, puis Eric Overmyer et David Simon) ont, il est vrai, une approche singulière de la collecte et du développement des histoires.
Les effets d’une vie entre les cadavres
« Dick Wolf a l’habitude de dire que les pitches d’épisodes de Law & Order sont repris des unes de journaux. Moi, j’avais l’habitude de dire que pour Homicide, on prenait ces titres, on les couchait sur papier, on mettait le tout dans un tiroir et on attendait que cela jaunisse. Pour les ressortir plus tard pour mieux se demander. « Bon, de quoi parle vraiment cette histoire ? » Le sensationnalisme de certaines nouvelles ne supporte en fait pas vraiment le poids du temps ».
Au bout du compte, ce qui intéresse les scénaristes de Homicide, c’est l’humain. Encore et toujours l’humain. « Ce qui m’a intéressé dans ce projet, c’est d’étudier l’effet à long terme d’un constat: les inspecteurs de la Criminelle passent leurs journées à voir des cadavres. Quel impact cela a-t-il émotionnellement, physiquement et spirituellement sur chacun d’entre eux ? Certaines histoires pouvaient être drôles. D’autres étaient brutales, parce qu’on pouvait montrer ce que provoque la vue d’un corps en décomposition. On s’attachait au quotidien, on évoquait ce qui se passe au déjeuner ou en revenant de la scène de crime en voiture… aujourd’hui, avec les procedurals toujours dominés par l’enquête, ce n’est plus possible ».
L’ambition du projet coûtera à Homicide une vraie reconnaissance publique : le show ne sera jamais un hit. Mais elle offre à Levinson et Fontana l’opportunité d’aller au bout de leur démarche, à une époque où l’expérimentation a sa place sur les networks. Beaucoup plus qu’aujourd’hui.
La pression, les économies… et un Emmy
Reste que l’ambition coûte cher. Et celui qui s’en rend compte le plus précisément possible, c’est le comptable de la série. C’est cette réalité qui contraindra l’équipe à produire « Three Men and Adena » (saison 1, 6e épisode produit mais diffusé en numéro 5), un épisode dans lequel les inspecteurs Pembleton et Bayliss interrogent un suspect dans le meurtre et le viol d’une petite fille. Un des plus grands segments de la série et un des plus grands épisodes télé de la décennie.
« Au bout de cinq épisodes tournés, on avait déjà explosé le budget, se remémore Fontana. Je me suis dit qu’il fallait limiter la casse, en écrivant une histoire qui se déroulerait dans deux décors. Pas plus. C’est comme ça qu’est né le projet de « Three Men and Adena ».
« Je me souviens avoir écrit le script, je me souviens du tournage aussi. Et puis l’épisode a été nominé aux Emmys, et j’ai remporté le prix du meilleur scénario. Je me souviens encore du moment où je me suis levé pour aller le chercher. (Il rit) Dans ma tête, je me disais : « Si tous ces gens savaient que j’ai écrit ça parce qu’on devait faire des économies… ». Comme quoi, on ne sait vraiment jamais comment les choses vont tourner. Mais ne vous y trompez pas : je suis très fier de ça!».
Le soutien critique aura permis à la série de se maintenir sept saisons à l’antenne. La bienveillance des médias spécialisés tout autant que l’absence de plan B pour NBC seraient, pour Tom Fontana, la principale explication de ce miracle qui dure.
Ce à quoi on peut ajouter la qualité de la distribution (Andre Braugher a reçu l’Emmy du meilleur acteur en 1998), une équipe de production de très haut niveau (Jean de Segonzac, directeur de la photographie, est un des meilleurs spécialistes de la télé américaine) et… une grosse, grosse pelletée d’épisodes mémorables (The Subway, Requiem for Adena, Every Mother’s Son, Stakeout, Crosetti, Bop Gun avec Robin Williams, entre autres).
Expérience chère au cœur de Fontana, Homicide ouvrira le chapitre Oz, avant qu’une période un peu plus complexe de sa carrière ne débute. Ce dont nous parlerons dans le dernier épisode de ce portrait.
Retrouvez la première partie ici et la dernière partie là.