
Tumulte de John Harris Dunning et Michael Kennedy
Thriller à la Brian De Palma (mais pas que), Tumulte emporte Adam Whistler sur les pas d’une jeune femme sulfureuse et multiple, une assassine à répétition… à moins qu’elle ne soit la victime. Un beau roman graphique noir de noir, en lice pour le Fauve Polar SNCF au festival d’Angoulême 2020.
L’histoire : Désabusé par un quotidien trop lisse dont la perfection est devenue étouffante, Adam Whistler aspire à vivre le fameux tumulte qui le révélera à sa propre existence. Ce jour arrive quand il rencontre Morgane, une jeune femme ténébreuse qui souffre de trouble dissociatif de l’identité. Telle une poupée russe, elle semble habitée par plusieurs personnalités, toutes nimbées de mystères, qui la rendent aussi obsédante qu’inquiétante. Tandis que les cadavres s’accumulent autour d’elle, Morgane pourrait ne pas être la seule menace.
Mon avis : Au début de Tumulte, Adam, déjà très lucide sur son anhédonie apparente – une vie trop parfaite, plutôt que de le combler, semble au contraire l’anesthésier, le laisse vide et froid – plonge, en une métaphore assez limpide, dans une crique qui s’avérera presque dénuée de profondeur. Sa compagne s’inquiète, lui-même décrit en pensée un déroulé d’action des plus inquiétants : « Ça n’allait pas. J’avais porté le poids de mon corps sur le pied gauche, mais le mal était fait : l’onde de choc m’avait traversé et avait tout emporté. Je ne ressentais rien. »
Pas de douleur, donc, ce qui serait a priori positif. Mais s’il ne ressent plus rien, son système nerveux est-il atteint ? Néanmoins, il peut marcher, et quelques instants plus tard, « une douleur sourde a remonté la jambe ». Mais cet enchaînement d’événements – ne rien ressentir, se jeter à l’eau, être traversé par une onde de choc, ressentir à nouveau – joue comme une métonymie de tout le livre. Et ce n’est pas un hasard si, cloué dans son hamac, Adam entame une relation à la Lolita avec Tammy, la fille de ses voisins. Tout y est, jusqu’aux lunettes de soleil en forme de cœurs.
Les références culturelles abondent d’ailleurs dans ce Tumulte. En vrac : William S. Burroughs, Kurt Cobain, Dorian Gray, Donjons et Dragons, le NME, Halloween, Predator, Daria, Rosemary’s Baby, Quatre Mariages et un enterrement, Piège de cristal, Bauhaus, Pixies, Hole, Anaïs Nin, La Leçon de piano, etc. Il y en a pour tous les goûts, du cinéma de genre à la littérature underground, en passant par la cold wave, les comédies et les jeux de rôle. Tout sauf la culture mainstream.
Ouvrir Tumulte, c’est aussi plonger dans un grand bain culturel, où tout fait sens. Car si ce roman graphique est en lice pour le Fauve Polar SNCF 2020 (en compagnie notamment du premier tome de Dans la tête de Sherlock Holmes chroniqué ici), il n’est pas qu’un polar. On y trouve l’écho des gialli à la Dario Argento et des thrillers stylés à la Brian De Palma, on croise régulièrement le Vertigo d’Alfred Hitchcock, et ainsi de suite.
Tout y fait sens : si Adam refuse d’avoir des enfants, c’est parce qu’il ne veut pas qu’un enfant soit la solution à son mal-être (ou à son manque d’être), « ou alors, je ne voulais simplement pas grandir ». Il lit Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, où un jeune homme d’une beauté absolue transfère à son portrait les marques de la vieillesse et des crimes et péchés qu’il commet. Il flirte (et finit par coucher) avec la toute jeune Tammy. Quand il évoque le souvenir d’un chanteur ayant prolongé sa petite célébrité en sortant avec une starlette hollywoodienne, Adam se dit : « Quand on les voyait ensemble, on avait l’impression de regarder quelqu’un embrasser son reflet dans le miroir. »
Tout est double, tout est dédale, qu’il s’agisse du personnage de Leila (ou de l’une de ses autres personnalités, parmi lesquelles Morgane) – « Mais quel adorable labyrinthe elle était », pense Adam en explorant l’appartement de la jeune femme, après une nuit de cuite, de danse et de sexe, et après que celle-ci l’a laissé inexplicablement seul –, du récit lui-même (il a tout du thriller labyrinthique grande époque) ou de la représentation graphique (changement de style lorsque les auteurs explorent le « monde de la psyché » de Leila).
C’est ce mystère qui réveille les sens d’Adam. Il revit par sa volonté d’aider Leila, au mépris du danger :
J’imagine que j’ai toujours eu peur de m’engager. L’idée de me ranger m’a toujours refroidi. Je ne pensais pas qu’une femme réussirait à me combler. Personne ne percerait jamais le mystère de Leila. Mais je voulais y consacrer le reste de ma vie. »
Dans sa « vie d’avant », Adam était condamné à être productif. Sa crise existentielle a brisé cette nécessité, et voilà qu’apparaît Leila, une jeune femme complexe (ô combien), poursuivie par des hommes aux desseins obscurs (un marchand d’armes, le gouvernement, des scientifiques qui ont mené sur elle des expériences douteuses ?). Et surtout, cette impossibilité assumée de résoudre le « mystère Leila » réveille en lui un besoin d’absolu, d’abnégation, de travail foncièrement imperfectible au service de quelqu’un d’autre que lui.
Assassinats qui trouvent leur sens au fil de l’histoire, personnalités qui s’imposent d’elles-mêmes lorsque le besoin se fait sentir (un chien noir qui peut se faire sauvage et mettre en fuite des agresseurs), le tout servi par une imagerie aux couleurs sourdes, aux traits noirs bien affirmés, où l’on peut suivre l’irruption de fils narratifs différents aux couleurs des cartouches. Et ce, sans explication, ce qui est toujours un point positif.
Bref, une vraie réussite. Un polar noir comme la nuit, dans un style visuel plutôt inhabituel pour le genre et qui, du coup, redynamise l’affaire de belle manière. On aimerait une suite, tant le scénariste John Harris Dunning dispose encore d’un trésor de motifs à exploiter ici, qui seraient admirablement servis par le dessin efficace en diable de Michael Kennedy. Ce petit goût de trop-peu est la seule vraie critique qu’on pourrait lui faire. Il faut savoir disparaître en laissant son public affamé…
Tumulte
Écrit par John Harris Dunning
Dessiné par Michael Kennedy
Édité par Presque Lune