
Un étrange phénomène : H.G. Wells vous en met plein les yeux
Seconde chronique d’un ouvrage de la maison Tendance Négative. Cette fois, c’est H. G. Wells qui s’y colle, avec cet Étrange phénomène court et intriguant, sous une présentation à nouveau étonnante. Une chronique où l’on cite à deux reprises William S. Burroughs, pas moins.
L’histoire : Sidney Davidson voit loin, très loin, trop loin… Victime d’un accident dans son laboratoire, le voilà capable de voir, par-delà les océans, une île déserte balayée par les alizés, le corps pourtant prisonnier au cœur de la vieille Angleterre.
Mon avis : Après L’Étrange Histoire de Benjamin Button de Francis Scott Fitzgerald, avec son marque-page en miroir pour lire le texte imprimé à l’envers, et le livre “mordu” jusqu’au sang de Carmilla, voici le livre à plier… En seulement trois ouvrages, les formidables éditions Tendance Négative assoient leur position d’éditeur à part. Des volumes toujours courts mais intenses : 128 pages pour le Sheridan Le Fanu, 112 pages pour le Fitzgerald et 72 pages pour le Wells.
Chaque livre est pensé – physiquement – en fonction de son sujet. Texte à rebours pour Benjamin Button, né vieux et mort nourrisson. Pages trouées au niveau de la gorge pour Carmilla, le texte se teintant parfois de rouge sous les ouvertures, telles des gouttes de sang.
Et pages à replier pour révéler le texte, donc, dans l’Étrange phénomène. Selon un procédé rappelant furieusement le fold-in, l’une des techniques littéraires développées par William S. Burroughs à côté du célèbre cut-up. À cette différence près qu’ici, on plie la page pour recomposer le texte à lire, alors que, dans le cas de Burroughs, il s’agissait de créer un nouveau texte en mêlant des parties de pages différentes. Au passage, cela rendait possible le “voyage dans le temps du livre” : prenez la page 10 et mélangez-là à la page 100, puis placez le nouveau texte à la page 55 : vous avez désormais un double effet de répétition/anticipation au milieu du livre. Quelque chose qui se rapproche du « trou de ver » et de l’univers courbe, notion suggérée en 1916 puis théorisée en 1935 par Albert Einstein et Nathan Rosen.
Herbert George Wells en est au début de sa trilogie d’années “magiques” lorsqu’il publie cette nouvelle. “Magiques” ? En trois ans, de 1895 à 1898, comme le souligne l’éditeur dans sa préface, « il donne successivement naissance à quatre des plus grands mythes de la science-fiction : La Machine à explorer le temps (1895), L’Île du docteur Moreau (1896), L’Homme invisible (1897) et La Guerre des mondes (1898). Il y exploite toutes les ressources du “merveilleux scientifique” et anticipe l’invention du phonographe, de la radio, des dirigeables, des tanks, des voyages interplanétaires ou encore de la bombe atomique. »
L’“étrange phénomène” en question est une forme d’ubiquité visuelle. Il est dû à la foudre frappant un grand électro-aimant entre les pôles duquel Sidney Davidson avait malencontreusement placé sa tête. Accident industriel – encore une façon d’anticiper sur toutes les désastreuses conséquences d’une science qui dépasse ses limites, volontairement ou pas. Parfois, l’accident scientifique est fécond ; parfois, ses effets délétères sont titanesques.
Désormais, le sens de la vision de Davidson est projeté de l’autre côté du globe, sur l’île des Antipodes. Il ne voit plus son propre corps, puisque celui-ci (et les autres sensations qui l’accompagnent) est resté en Angleterre. Il ne voit que l’eau, l’île, les animaux marins, les phénomènes météorologiques des Antipodes. La foudre a projeté ses “yeux” exactement (pas tout à fait d’un point de vue strictement géographique, mais peu importe) à l’autre bout de la Terre.
Le résultat est au minimum déroutant. Imaginez que tout ce que vous entendez, touchez, goûtez, sentez ne corresponde plus à ce que vous voyez. Quand on sait que la vue est le sens principal de l’être humain moderne, on ne peut que trembler… Lorsque son corps marche en Angleterre, le décor se déplace de la même façon devant ses yeux. Il lui suffit de fermer les yeux pour que tout redevienne “normal”, que le réel perçu retrouve son homogénéité. Mais dès que les paupières se relèvent, le vertige revient.
La mort, disait encore Burroughs, résulte de la séparation des bandes-son et bandes-image. Davidson voit (sans jeu de mots) tout son système sensoriel déchiré par la foudre. Le don d’ubiquité visuelle n’est pas ici un super-pouvoir à envier, un rêve d’enfant ou de spirite devenu réalité, mais une malédiction, une maladie unique et violente.
L’extrait : « – Au nom du ciel, que m’est-il donc arrivé ?
Il resta planté là, blanc de terreur et tremblant violemment, sa main droite pressant très fort son bras gauche, là où il avait heurté l’électro-aimant.
J’étais maintenant ébranlé et franchement inquiet.
– Davidson, dis-je, ne vous affolez pas.
Il sursauté au son de ma voix, mais pas autant que la première fois. Je répétai mes paroles aussi clairement et fermement qu’il m’était possible de le faire.
– Bellows, fit-il, est-ce bien vous ?
– Vous ne pouvez donc pas me voir ?
Il se mit à rire.
– Je ne peux même pas me voir moi-même. Où sommes-nous, que diable ? »
Un étrange phénomène
Écrit par Herbert George Wells
Édité par Tendance Négative