
Un jour, une palme – La Séance du Père Sheppard, Othello d’Orson Welles (1952)
Bon cette semaine, on va faire une Séance un peu spéciale pour cause de Festival de Cannes. Parce que voyez-vous, il y a festival en ce moment et à l’heure où tout le monde sait que c’est encore Haneke qui va avoir la palme (oui, même sans présenter de film), il convient de rappeler que ce ne fut pas toujours le cas. Non, les frères Dardenne l’ont eu aussi. Si, si. Mais peu de gens savent que dans les temps reculés et immémoriaux de 1952, un certain Orson Welles avait décroché le Grand Prize avec un film obscure, tiré de la pièce d’un auteur anglais encore plus obscure, un certain William Shakespeare : The Tragedy of Othello: The Moor of Venice, plus connu sous le nom d’Othello, ou même Tello pour les intimes, ou Tété pour les proches et mon poussin bleu pour sa maman..
Un pitch signé Bill : Les succès militaires d’Othello, le maure, et son mariage avec la belle Desdémona sont à la fois sujet d’admiration et de jalousie. Iago, fidèle lieutenant d’Othello, y voit alors l’occasion parfaite pour réaliser l’œuvre de sa vie, la chute de tout ce jolie monde vers les enfers.
« Iago sort du portique de l’église de Torcello – une île du lagon vénitien – pour entrer dans une citerne portugaise de la côté africaine. Il a traversé le monde et a changé de continent en plein milieu d’une phrase ». Ses mots sont ceux d’Orson Welles décrivant l’incroyable tournage d’Othello dans le merveilleux (et toujours indisponible) documentaire Filming Othello. Avec Put Money In Thy Purse, journal de tournage de Micheál MacLiammóir (Iago), Othello est l’un des films de cette époque le plus documenté au monde. Aussi je ne reviendrais pas sur les circonstances du tournage car d’autres l’ont fait beaucoup mieux que moi et je ne vois pas l’intérêt de paraphraser Orson Welles. Voyez Filming Othello, il existe, là bas, dehors, sur la toile, je l’ai vu.
S’il est vrai qu’une œuvre est autant constituée de volonté que d’accident, alors Othello en est l’exemple parfait. Car si la volonté artistique de Welles est visible à l’écran, elle s’en trouve renforcée, sublimée même par cette constante obligation de devoir improviser dans l’urgence. Ainsi, cette absence d’architecture propre au décor, provenant du fait qu’aucun plan n’a de continuité réelle, plonge le spectateur dans un monde fantasmagorique et improbable, où des rues vénitiennes côtoient les bazars d’Afrique du Nord, où les contreforts d’un château médiéval côtoient les bains turcs de Mogador. Comme à chaque fois, Welles nous plonge dans un univers qui n’appartient qu’à lui, où il détruit volontairement les repères de l’image pour ne laisser que le personnage, l’homme, l’humain. Mais alors que cette déconstruction volontaire était le signe d’une parfaite maîtrise du cadre et du montage, ici Welles, contraint d’improviser, en profite pour se laisser aller. Là où la caméra de Citizen Kane peut paraître parfois rigide, et à juste titre, celle d’Othello est incroyablement libre. Elle virevolte autour des personnages, les filmant au plus près pour ne rien rater de leurs messes basses. Welles découvre une nouvelle manière de faire du cinéma. Un cinéma improvisé, où tout ce dont vous avez besoin c’est d’un acteur et d’une caméra. Aurais-je entendu Nouvelle Vague ?
Cet acteur c’est naturellement Orson Welles, brillant et néanmoins habité d’un stress inhabituel sans doute lié aux conditions de tournage. Stress qui confère à l’invincible Othello une fragilité presque enfantine. Cet acteur, c’est aussi et surtout Micheál MacLiammóir qui interprète un Iago enfin débarrassé de son côté Méphisto, pour embrasser toute sa froideur, son génie et son humanité. « Ce n’est pas un scélérat sans le savoir », nous dit MacLiammóir dans Put Money In Thy Purse, « c’est un homme ordinaire, intelligent comme une charretée de singes ; il ne pense jamais au moment présent, il est toujours sur la brèche, il agit et agit encore ; c’est un affairiste qui se plaît à détruire avec soin et méthode. Il prend un réel plaisir à ce qu’il fait ». Iago ne regrette rien, comme le montre Welles dans l’impressionnante scène des funérailles au début du film. Au contraire, alors qu’on l’enferme dans une cage en fer dans laquelle il va passer le reste de ses jours suspendu aux murs de la ville, dévoré par le temps et les oiseaux, Iago lance un regard de satisfaction. Il est heureux, il contemple son chef d’œuvre et va pouvoir le contempler jusqu’à la fin de sa vie. Welles fait de Iago le méchant ultime, le père fondateur de tous les salopards modernes, de tous les dominateurs du monde, de tous les supers vilains. « Some men just want to watch the world burn », le Iago de Welles c’est le Joker de Nolan 60 ans avant, sauf que ce coup-ci, c’est le méchant qui gagne.
L’ironie du sort veut que lorsque Othello arrive à Cannes, il concoure sous le drapeau Marocain, pays d’origine des Maures. C’est par cette même circonstance que Welles saura qu’il a gagné la palme quelques heures avant l’annonce du résultat. Welles confit à la fin de Filming Othello ses regrets vis-à-vis du film, en disant qu’il aurait sans doute pris plus de plaisir à en parler si ce n’était pas un souvenir, mais un futur projet. C’est aussi la raison pour laquelle cet Othello là est un chef d’œuvre, et c’est sans doute pour cette raison qu’il a reçu la Palme d’Or du Festival de Cannes 1952. Ce film n’est pas un souvenir, c’est une vision de l’avenir.
Cette séance a été rédigée avec le concours Star Trek: Into Darkness de Michael Giacchino
HELL YEAH !… Hm, je vous en reparle plus tard.