
Vorrh : la cathédrale végétale et charnelle de Brian Catling
Plus encore qu’un roman et qu’une forêt peuplée de créatures étranges et de forces inédites, la Vorrh de Brian Catling est une cathédrale de plantes et de corps. Un voyage vénéneux sur les traces de Raymond Roussel.
L’histoire : La Vorrh est une forêt merveilleuse et effrayante. Tous ceux qui y pénètrent y trouvent soit la mort, soit l’oubli. Néanmoins, elle exerce une fascination quasi magnétique et un attrait irrésistible. On dit que le jardin d’Éden est dissimulé en son cœur. Personne ne l’a jamais explorée en entier, elle serait sans fin. Pourtant, un homme a entrepris le périple. Un ancien soldat qui a tout abandonné pour suivre sa bien-aimée, Este. À sa mort, il a, suivant d’antiques rituels, emprisonné son esprit dans un arc et, écoutant ses murmures, s’est lancé sur la route…
Mon avis : Dans sa préface à ce premier volume de la trilogie Vorrh, Alan Moore parle de Brian Catling comme d’un « chamane brut » :
Par définition, chaque récit merveilleux devrait être unique et individuel, produit d’une vision singulière et d’un esprit unique dont toutes les idiosyncrasies informent chaque atome du récit. Un genre réduit par une stylisation paresseuse à un lexique étroit de signifiants – sorciers, guerriers, nains, dragons… – (…) ne suffit nullement à contenir les éternités végétales de la Vorrh de Catling.
Alan Moore, et il a raison, indique par ailleurs que les accomplissements de Brian Catling en tant qu’artiste multidisciplinaire – sculpture, poésie, littérature, performances, photographie, etc. – sont « subordonnés au fait que Catling est d’abord et avant tout un sculpteur ». Et c’est bien de sculpture qu’il s’agit ici. De cisèlement du mot, du motif, de la trame narrative, de l’image forte ou au contraire rebattue (l’arc magique, le chasseur, la forêt peuplée de choses étranges, la maison aux pièces étonnantes et secrètes, le monstre qui cache son « humanité » sous sa difformité, le scientifique froid, etc.). La Vorrh de Catling est une forêt, certes, mais elle est surtout une cathédrale végétale et charnelle.

Affiche de la reprise d’Impressions d’Afrique au théâtre Antoine, Paris, 1912 © Collection John Ashbery, NY
Voici un roman beau et dense comme un long cauchemar. Catling y mêle personnages « primitifs », chasseurs aux armes voulues magiques, travailleurs zombies, quartiers bourgeois et populace pauvre bordant une forêt mystérieuse, et personnages « historiques » dans des situations étonnantes. Parmi ceux-ci, le Français Raymond Roussel et sa « villa-nomade », tout à fait véridique – ses Impressions d’Afrique comptent parmi les influences de Catling pour son roman. Mais aussi Eadweard Muybridge, photographe connu pour son travail sur la décomposition du mouvement animal, soigné par Sir William Gull (un potentiel Jack l’Éventreur, c’est du moins l’hypothèse d’Alan Moore dans From Hell) puis son collaborateur.
Les passages Muybridge/Gull à Londres comptent parmi les plus « lisibles » du roman, avec ce mélange de photographie et de psychiatrie à plusieurs niveaux. En parfait contraste avec le fil narratif du « Français », plongé dans la Vorrh et dans les problèmes jusqu’au cou. Vorrh résonne ainsi singulièrement avec la « vie réelle » tout autant qu’avec des motifs classiques de romans d’aventures et de fantasy. Cyclope caché, contamination des miracles, nuits où tout peut arriver, relations sexuelles à haut risque, malfrats et bonne société, machines merveilleuses : le roman foisonne.
La photographie comme capteur de temps plutôt que de lumière développe ici un double thème central dans le livre : l’importance de la vision et le rapport à la chronologie. La vision peut être à portée médicale (Muybridge soigne son problème d’attention et son souci de reconnaissance grâce son activité de photographe), ou au contraire poser un problème. Cyrena, une aveugle qui reçoit la faculté de voir après une nuit de sexe passionné, regrette ce qui lui est d’abord apparu comme une bénédiction :
Ses yeux neufs lui apportaient plus de motifs de déception qu’elle n’aurait jamais pu l’imaginer. Ils la déviaient vers un flot continu de détails non pertinents qu’elle devait pourtant traiter pour y réagir. La profondeur et la cohérence de son monde d’avant se délitaient, effacées par une éternelle marée basse de clarté et un éboulis infini d’images. (…)
Et pourtant, voir soulevait en elle un sentiment de solitude jamais éprouvé jusque-là. L’indifférence d’autrui devenait patente, criante ; cette distance inflexible et complexe rabaissait tout ce que Cyrena avait jamais cru accomplir et comprendre. Son intimité rêveuse d’autrefois baignait à présent dans une clarté tapageuse et vulgaire qui ne cessait de commenter l’espace entre les choses.
Brian Catling tisse ses fils avec un style incroyable, resserre les nœuds autour de la Vorrh, forêt inextricable où réside l’Eden originel, et que hante encore la forme étrange d’Adam, qui attend, attend toujours (ou n’attend plus) un signe de Dieu.
Dans la ville d’Essenwald, transportée pierre par pierre depuis l’Europe jusqu’au Continent noir, la richesse dépend des arbres de la Vorrh, que seuls des corps animés peuvent abattre et transporter sans risquer les désagréments immenses qu’impose un séjour prolongé dans la forêt. Mais quand ces Limboia disparaissent, c’est toute une société qui vacille, tout une économie qui s’effondre. Il faut alors faire appel à un « cocktail de malheureux, de malfaiteurs et de malades mentaux, pour la plupart recrutés de force », afin d’accomplir ces tâches innommables. Problème : « Nul ne savait quel effet on risquait de produire en ajoutant un mélange aussi volatil à l’esprit de la Vorrh. »
Ce monde, et le roman qui le décrit, fonctionnent comme un creuset alchimique où chair et matière se mêlent, où discours politique et poétique fusionnent, où l’intérieur et l’extérieur ne font qu’un. Comme dans cette camera oscura de la tourelle où l’on peut, via une sorte de télescope braqué sur la ville, observer le plus petit détail d’une rue ; braqué dans la maison, analyser la moindre réaction sur un visage. C’est aussi un microscope pointé sur soi-même, qui permet de découvrir la plus petite particule d’émotion dans un corps opaque, celui du héros comme celui du lecteur.
Sans oublier l’humour qui parsème le récit, avec notamment ce personnage de Sigmund Mutter (mélange de Freud et de « mère »), un homme payé (comme ses aïeuls avant lui) pour être le serviteur muet d’une maisonnée étrange, matérialisation drolatique de toute la geste psychanalytique.
Un roman exceptionnel qui mérite – il faut le souligner, car c’est rarissime – pleinement les blurbs disséminés dans le dossier de presse. Et l’on comprend tout à fait Florian Lafani, directeur éditorial de Fleuve Éditions, lorsqu’il écrit : « Il est rare que, dans sa vie d’éditeur, on soit confronté à un texte dont on pressent avec conviction qu’il sera encore lu dans cinquante ou cent ans. Eh bien, c’est exactement ce qui s’est passé à la lecture de Vorrh de Brian Catling. »
On attend la traduction des tomes suivants de cette trilogie : The Erstwhile (2017) et The Cloven (2018).
Vorrh
Écrit par Brian Catling
Édité par Fleuve Éditions