Wake in Fright: Le chef-d’œuvre miraculé du cinéma australien

Wake in Fright: Le chef-d’œuvre miraculé du cinéma australien

Note de l'auteur

 

Wake in Fright

Surtout célèbre pour avoir signé le premier volet de Rambo en 1982, Ted Kotcheff a réalisé un autre survival, onze ans plus tôt : le méconnu Wake in Fright (“Mon meilleur filmˮ, reconnaît-il). Tourné en 1970 dans le bush australien et présenté en compétition officielle au Festival de Cannes en 1971, avant d’être invisible pendant près de quarante ans, ce long métrage sauvé de l’oubli a été magnifiquement restauré en 2009 par le National Film & Sound Archive australien et présenté à Cannes Classics la même année. Cette œuvre maudite est ressortie ensuite en salles en copies neuves dans l’Hexagone le 3 décembre dernier. Et elle débarque enfin en DVD et en Blu-ray ce premier juillet ! Alors suivez-nous, on vous emmène aux antipodes pour un week-end de débauche et une descente aux enfers que vous n’êtes pas prêt d’oublier. Sauvage, jusqu’au-boutiste, Wake in Fright est en effet un film qui cogne dur. Et qui révèle à l’Australie une face obscure qu’elle aurait préféré ne jamais voir.

 

“Ce long métrage m’a laissé sans voix.ˮ

Martin Scorsese

“Le film le plus terrifiant jamais réalisé sur l’Australie.ˮ

Nick Cave

TIBOONDA

John Grant au bout du bout du bush.

Wake in Fright (Réveil dans la terreur en VF) est d’abord un roman de l’Australien Kenneth Cook, publié en 1961, puis courant 2006 en France sous le titre Cinq matins de trop. Ce livre raconte l’histoire d’un jeune homme vivant dans un endroit qu’il déteste, exerçant un métier qu’il hait, entouré de gens qu’il ne supporte pas. Au départ, c’est le comédien britannique Dirk Bogarde qui achète les droits d’adaptation en rêvant que son ami Joseph Losey le réalise. Ce sera finalement Ted Kotcheff qui s’y collera avec un budget de 700 000 dollars. À l’époque, Kotcheff a 39 ans, porte des cheveux longs et une large moustache. Un vrai hippie. Venu du froid, ce Canadien découvre à l’occasion l’atmosphère caniculaire de la Nouvelle-Galles du Sud : “Lorsque j’ai débarqué en Australie pour le film, j’ai réalisé que l’Outback ressemblait au Grand Nord canadien : des espaces vides, immenses, qui vous emprisonnent. Autre point commun : le Canada et l’Australie sont toutes deux des ex-colonies britanniques.ˮ Le regard que cet étranger va porter sur ce pays va hanter la mémoire collective de l’Australie, tendant à son peuple un miroir peu reluisant.

Le cinéaste décrit en effet ce territoire comme un lieu de folie et de désespérance où le mode de vie de ses habitants semble loin d’être “idylliqueˮ. L’Outback, l’arrière-pays australien est grand comme les deux tiers de l’Europe et peuplé de moins d’un million d’habitants. Le tournage se déroule d’ailleurs à Broken Hill – d’où vient Kenneth Cook –, un trou perdu à 500 miles de toute autre présence humaine.

outback-hs

L’affiche vintage du film, rebaptisé Outback pour le marché américain et européen.

 

SURFEUSE

La girl-friend (imaginaire ?) du héros, une surfeuse de Sydney.

BITURES ET BASTONS

Il fait chaud dans Wake in Fright. Très chaud. De la sueur, de la poussière et de la bière, il n’y a rien d’autre dans ce no man’s land! À part des mouches, peut-être. Et cette putain de lumière blanche et aveuglante, qui vous carbonise la gueule. La température de l’endroit peut atteindre les cinquante degrés. Et c’est dans ce cul de basse-fosse que l’on fait connaissance avec le héros du film : John Grant (Gary Bond), un jeune instituteur qui dirige l’unique classe d’une école rurale au milieu d’un désert sans fin. Il s’occupe en effet de gamins de 5 à 17 ans à Tiboonda, un petit bled paumé. Ce prof rêve de lâcher son job et de quitter l’Australie pour devenir journaliste à Londres. En attendant, il décide de profiter de six semaines de congés pour s’envoler à Sydney et rejoindre Robyn, sa petite amie surfeuse. Mais avant de prendre l’avion, il doit faire escale à Yabba, petite ville minière où commence pour lui un long cauchemar éveillé. De bière en bière, de pub en pub, il va en effet perdre tout son argent dans un jeu de hasard (un stupide pile ou face dans un tripot clandestin) et terminer sa nuit, à poil, avec une sacrée gueule de bois.

GAME

Ce simple pile ou face va changer la vie de John Grant. A jamais.

Dès lors, l’instit va, au gré de ses rencontres, se transformer. Et surtout, découvrir sa part d’ombre. D’abord instruit et civilisé, cet homme si élégant, avec sa belle veste blanche, va perdre progressivement toute humanité, s’avilir et se dégrader physiquement, au point de terminer en loques à la toute fin du film, titubant dans les rues de Yabba, un fusil à la main.

Avant de se clochardiser et de toucher le fond dans cette bourgade miteuse, John Grant a eu en effet le malheur de croiser la route d’un démon : Doc Tydon, un toubib à moitié SDF et alcoolique, incarné par un Donald Pleasence malsain et pervers à souhait (le rôle avait été d’abord proposé à James Mason). Et si ce barbu était le Diable en personne ? Ce véto aux yeux fous est en tout cas du genre à vous servir du kangourou au petit déjeuner.

nana

Une romance sous l’hémisphère sud ? Pas vraiment.

MISE EN BIÈRE

Autre rencontre marquante pour John : celle de Janette Hynes (Sylvia Key, l’épouse de Ted Kotcheff), la seule femme qu’il frôlera durant son effroyable périple. Une nymphomane, sexuellement frustrée, qui vit dans une terrible solitude et s’offre à lui pour tromper son ennui et oublier, un moment, que sa vie est un enfer. Tous les chasseurs du coin lui sont déjà passés dessus. Son regard mutique semble pourtant supplier John de l’honorer, de lui apporter un peu d’amour et de réconfort. Le coït nocturne a lieu en pleine nature, à même le sol. Mais juste avant de jouir, Grant la laisse en carafe en dégueulant son trop-plein de bière dans un buisson. Glauque.

Gary Bond : The Beer Hunter.

Gary Bond : The Beer Hunter.

“Cette séquence est révélatrice de la condition féminine dans l’Outbackˮ explique Ted Kotcheff. “Là-bas, le taux de suicide chez les femmes y est cinq fois plus élevé que dans le reste du pays. Elles n’ont nulle part où aller. Et restent à la maison pendant que leurs maris boivent ou se bagarrent.ˮ L’Outback, un lieu au milieu de nulle part… où l’on compte environ une femme pour six hommes. Un monde strictement masculin, peuplé de soulards vociférant, de paysans arriérés et édentés, et de chasseurs à la virilité agressive, avalant des litres d’alcool. Dans Wake in Fright, les rednecks dégénérés de Yabba ont certes un grand sens de l’hospitalité. Mais une hospitalité excessive et envahissante. Chaque habitant insiste lourdement pour vous offrir une pinte de West End Draught (une bière blonde du sud de l’Australie, en vente depuis 1859). De toute façon, tout le monde boit de façon démente avec la chaleur. L’équipe du film était d’ailleurs constamment bourrée sur le tournage, enquillant nuits d’ivresse et cuites mémorables.

HUNT

La chevauchée sauvage de Wake in Fright. L’ivresse de la vitesse…

LE BAPTÊME DU SANG

Mais le voyage régressif de John Grant vers la barbarie et la sauvagerie primitive va atteindre des sommets lors d’une incroyable scène de chasse aux kangourous, où les pauvres bêtes sont écrasées par une jeep, shootées à la carabine ou égorgées au couteau après combat à mains nues. Près de quarante-cinq ans après la sortie du film, ces treize minutes d’anthologie donnent toujours autant froid dans le dos et ne sont pas près d’être égalées. Tétanisante, cette séquence de massacre est en effet garantie sans trucage. Pour obtenir ces images, Kotcheff a suivi dans un camion réfrigéré un groupe de chasseurs qui tuaient des centaines de kangourous chaque soir pour en faire de la pâtée pour chiens et chats, expédiée aux États-Unis. Comme dans le film, ils avaient un projecteur au-dessus du capot de leur 4×4 et aveuglaient les wallabys avant de les abattre sans sommation. Kotcheff a filmé la boucherie et a intégré les plans les plus saignants au montage de son film – qui n’a pas dû plaire à la SPA, ni à l’office du tourisme australien, cela va sans dire. Et encore moins aux fans de la série pour enfants, Skippy le kangourou ! Dans cet incroyable morceau de bravoure, le cinéaste nous fait ressentir l’ivresse de la vitesse (les braconniers roulent à tombeau ouvert avec leur pick-up). Et montre surtout des hommes qui agissent comme des animaux. Surtout lors du combat entre une brute épaisse et un gigantesque marsupial, de plus de deux mètres de haut (le nom de cet animal borgne figure au générique de fin : Nelson “The Fighting Kangarooˮ). En effet, son œil avait été crevé par des chasseurs et il haïssait les hommes ! Si le film a construit sa légende autour d’actes de cruauté commis envers des animaux, Wake in Fright vaut mieux que sa réputation un peu racoleuse. Russell Mulcahy se souviendra en tout cas de cette séquence de chasse (qui a entraîné le vote d’une loi contre le braconnage) et la reproduira quasiment à l’identique dans Razorback, son premier long métrage, où l’on croise aussi des kangourous aux yeux scintillants. Et d’autres cinéastes australiens seront influencés par Réveil dans la terreur, à commencer par George Miller et Peter Weir… qui effectua un stage d’observation sur le tournage, à l’âge de 26 ans !

3

Bond a le complexe du kangourou.

MALÉDICTION

Dès le plan d’ouverture de Wake in Fright, un lent panoramique à 360 degrés qui épouse parfaitement le sujet du film, on comprend que l’intrigue va opérer une boucle sur elle-même. Cercle vicieux dans lequel le principal protagoniste va s’enfermer. Car son parcours est un simple aller-retour, qui va le faire revenir à son point de départ. La caméra tourne donc autour du village désert de Tiboonda, car Ted Kotcheff décrit un monde replié sur lui-même où notre héros est incapable de s’enfuir. Si le destin de John Grant est peu enviable, celui de Gary Bond, l’acteur qui l’interprète, est carrément tragique. Ce grand blond aux faux airs de Peter O’Toole fut découvert en 1964 dans le Zoulou de Cy Endfield avec Michael Caine (il y jouait un soldat britannique en tunique rouge et casque colonial). Lorsqu’il décrocha le rôle de l’enseignant dans le film de Kotcheff (prévu à la base pour Michael York), on aurait pu penser que sa carrière allait décoller. Mais son parcours se limita essentiellement à des téléfilms ou des séries télé. Pire : Bond mourut du sida en 1995, à l’âge de 55 ans, soit exactement un mois jour pour jour après le décès de son amant, l’acteur Jeremy Brett (My Fair Lady).

HUNTER B&W

Shoot to Kill !

SAUVÉ IN EXTREMIS

Pendant des décennies, Wake in Fright a été considéré comme un film maudit. Un film fantôme. Il était en effet impossible de le revoir. Kotcheff croyait son film perdu, condamné à demeurer un souvenir pour cinéphiles avertis. En France, dans les années 1980, Mercury avait bien édité ce long métrage en VHS sous le titre Savane. Mais il a failli disparaître à jamais. La recherche du négatif a été épique. Elle a débuté en 1996. Et le film a été retrouvé miraculeusement en 2004 grâce à la détermination du monteur Anthony Buckley dans un entrepôt de Pittsburgh, aux États-Unis, où il était promis à la destruction (les bobines ont été retrouvées dans une benne, référencées sous le titre américain : Outback). Une semaine plus tard, on vidait cette poubelle dans une décharge ! Il a fallu ensuite pendant cinq ans reconstruire la chaîne des droits internationaux pour exploiter commercialement le film. Un véritable cauchemar juridique et administratif. Et attendre 2009 pour le découvrir enfin restauré dans ses couleurs d’origine grâce au magnifique travail de AtLab Deluxe. Ce laboratoire a en effet nettoyé le film image par image, enlevant poussières et rayures de la copie.

heat

Il faut chaud dans Wake in Fright.

On avait bien sûr entendu parler de cette œuvre culte en 2008 dans l’excellent documentaire Not Quite Hollywood: The Wild, Untold Story of Ozploitation !, dédié aux films de genre australien. Mais, pour ma part, j’ai visionné Wake in Fright pour la première fois lorsque je me suis procuré en import le Blu-ray paru en novembre 2009 chez Madman Entertainment en region free… mais sans sous-titres français, ce qui s’avéra un supplice – l’accent australien étant incompréhensible ! Tourné deux ans avant Délivrance, ce long trip « survivaliste » a pourtant fait très forte impression sur moi, provoquant l’effet d’un direct à l’estomac.

DVDL’ÉDITION FRANÇAISE

Heureusement, depuis le 1er juillet, Wake in Fright est disponible en vente libre dans notre beau pays grâce à l’initiative de Manuel Chiche, le fondateur de Wild Side, qui a créé il y a trois ans une autre société de distribution cinéma et d’édition vidéo : La Rabbia. La politique éditoriale de sa nouvelle structure : sortir un chef-d’œuvre par an ! Après Les sept samouraïs d’Akira Kurosawa en version intégrale, il se chargera, le 15 juillet prochain, de la reprise en salles du génial Sorcerer (Le Convoi de la peur) de William Friedkin en director’s cut, avant une prévisible sortie en Blu-ray. Une rumeur persistante prétend aussi que Manuel Chiche travaillerait sur la sortie d’un autre bijou rarissime de Ted Kotcheff, L’apprentissage de Duddy Kravitz (1974) avec Richard Dreyfuss. À vérifier.

dvd 2En attendant, son édition de Wake in Fright est superbe ! Accompagnée d’un livret de quarante pages, elle propose le film dans sa version intégrale restaurée en Haute Définition (à Paris, en juillet 1971, il avait été projeté dans une version tronquée). Le disque regorge en prime de bonus : en dehors d’une courte introduction du film par Nicolas Winding Refn (Drive), assez dispensable, l’interactivité se révèle passionnante. On y découvre un document d’archive en noir et blanc filmé sur le tournage (4’). Un résumé de la carrière de la star australienne Chips Rafferty (4’) qui interprète avec malice le shérif du film (ce fut son ultime rôle à l’écran). Mais aussi un extrait du documentaire Not Quite Hollywood (6’) qui révèle l’importance historique de Wake in Fright dans l’essor du cinéma australien et son influence sur une nouvelle vague de réalisateurs venus des antipodes. Un autre module est consacré à la restauration du long métrage (6’) et une démo compare la copie d’origine, rayée et abîmée, avec celle nettoyée de fond en comble (2’). Mais le clou des suppléments est l’extraordinaire interview de Ted Kotcheff (23’). Aujourd’hui octogénaire, le réalisateur raconte avec humour la genèse de son film en se défendant d’avoir voulu stigmatiser les australiens, notamment dans la fameuse scène de chasse aux kangourous à la violence viscérale : “Dans le Grand Nord canadien, mes compatriotes massacrent aussi les cerfs et les phoques du Groenland. Les Américains ont décimé les bisons et les Indiens ! Les humains sont toujours capables du pire. Les Australiens n’ont donc pas le monopole de l’infamie. Je ne suis pas leur juge, mais leur témoin.ˮ

Ted Kotcheff

Le réalisateur canadien Ted Kotcheff.

Wake in Fright n’a pourtant rien d’un spot paradisiaque. Ce film-cauchemar nous plonge dans la crasse et révèle l’Australie à elle-même. Viol, suicide et bestialité sont au programme de ce voyage au cœur de l’âme humaine, qui nous ramène au stade primitif. Alors plongez dans la fournaise… mais prenez une bonne douche après !

Wake in Fright (Réveil dans la terreur). De Ted Kotcheff (Australie, 1971). 1h48. Avec Gary Bond, Donald Pleasence, Jack Thompson, Chips Rafferty, Sylvia Key, Al Thomas, Peter Whittle. 1.85:1. Mono. Prix public indicatif : 25 € le coffret Blu-ray + DVD + livret. Sortie le premier juillet. Éditeur : La Rabbia.

DP B&W

Donald Pleasence : le Diable probablement.

P.-S. : Cet article a été écrit le 1er juillet dans une atmosphère caniculaire, moite et poisseuse. Un pack de Budweiser à portée de main.


Wake in Fright, Bande Annonce VOST by DailyMars

Partager